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ARROGANCE ET INCERTITUDE


Bertrand Kiefer
Revue Médicale Suisse 2020; volume 16.804


Après quatre mois, 160 000 morts, tous les pays à genoux, nous n’avons toujours pas de traitement à l’efficacité prouvée contre le Covid-19, pas de vaccin, ni de date, ni même de certitude de succès à son propos, nous manquons de tests, de masques, de blouses, nous ignorons la prévalence de personnes infectées dans la population, nous ne connaissons pas le détail des mécanismes de transmission, nous en sommes réduits à confiner la population comme au Moyen Âge et à ventiler les cas graves. Le juste moment et les modalités d’un déconfinement, le risque et la gravité de vagues suivantes restent donc hors de notre évaluation, comme le sont la durée avec laquelle il va falloir vivre avec ce virus ou encore sa capacité à rebondir, à muter, donc à échapper à l’immunité acquise et aux possibles vaccins.

Il y a peu encore, on vantait une médecine personnalisée, de plus en plus prédictive. Là, la prédiction relève de la cartomancie. Entre les individus, la gravité de la maladie va du petit épisode infectieux (voire même rien du tout) jusqu’à la mort. Des lois gouvernant cette ­variation, certaines commencent à apparaître, mais de nombreuses nous échappent. Nous en sommes réduits à observer la loterie du destin.

Ce que nous savons, en revanche, c’est que le rythme de surgissement des pandémies s’accélère. Et il n’y a aucune raison qu’il faiblisse. Le hasard des émergences futures pourrait leur donner un pouvoir de nuisance encore plus élevé.

Certains pensent que nous gagnerons la guerre contre ce virus. Mais nous ne sommes pas en guerre. Nous devons apprendre à vivre avec lui. L’espoir de la guerre gagnée contre un virus – voire tous – s’est effondré en plaques ­successives, en morceaux de faux plafond qui se sont décollés ces dernières décennies et sont tombés sur les humains qui se pensaient à l’abri.

Au début des années 1980, la médecine pavanait. Elle s’imaginait en passe de vaincre les maladies infectieuses : les antibiotiques, pensait-on, allaient tuer toutes les bactéries, les vaccins viendraient rapidement à bout des ­virus. Quant aux parasites, champignons et autres bestioles dérangeant notre biologie, on leur trouverait bien quelque arme fatale, estimait-on. L’idéal, c’était la stérilité. La médecine se faisait l’héroïne d’une folle arrogance : les humains soumettraient le monde et domineraient sans partage le vivant. La preuve en serait l’élimination de l’ensemble des agents infectieux.

C’était l’aboutissement d’une certaine vision du progrès. A tous les problèmes humains, même les plus complexes, la technologie et le pouvoir biologique allaient trouver des « solutions ». Autrement dit : les résoudre, les anéantir. Le futur ne pouvait qu’aller vers le mieux, un mieux compris en termes de production et de pouvoir, non de durabilité et d’épanouissement. Et ce qui a succédé à ce simplisme triomphant, ce n’est pas le pouvoir promis, encore moins un épanouissement. Mais des calamités en escadrilles.

Elles arrivent en 1981. Coup de tonnerre dans un ciel bleu : surgit le sida. Avec une violence inédite, un virus émergeant replonge le monde dans la terreur de la vulnérabilité infectieuse. Il faudra plus de dix ans et des millions de morts pour trouver un traitement efficace, le vaccin restant quant à lui encore maintenant hors de portée. Presque en même temps, la recherche antimicrobienne montre des signes de faiblesse. On peine à trouver de nouveaux antibiotiques, alors qu’en même temps les bactéries mutent, s’adaptent, multiplient les résistances. Utilisés à tort et à travers, y compris dans l’élevage, ces symboles de la toute-puissance médicale perdent une part croissante de leur efficacité. Personne ne semble s’en inquiéter. Épidémies et pandémies se succèdent, à une vitesse qui suit les atteintes aux écosystèmes animaux : SRAS, SARS (SRAS-CoV), grippe H5N1, Chikungunya, Dengue, Zika, Ebola… finalement SARS-CoV-2. Chez les spécialistes, l’inquiétude domine. Mais, entraînés par l’emballement du toujours mieux, du solutionnisme et du « même pas peur » contemporains, les États occidentaux s’empressent de délaisser les plans et promesses de stocks en prévision de la pandémie. A peine une flambée est-elle éteinte qu’on l’oublie, pour penser à plus sérieux, plus technologique et eu phorisant.

Quelle place reste-t-il à la science ? Elle est immense. Mais la vieille logique réductionniste n’est plus adaptée à la folle complexité du monde microbien. D’autant que cette même science montre que les humains, davantage que cohabiter avec les micro-organismes, leur sont intimement mélangés par symbioses et hybridations. D’une manière intrigante, par ailleurs, quantité de maladies que l’on croyait internes à l’organisme s’avèrent en fait infectieuses. Les virus servent à transmettre des gènes entre individus, parfois intègrent durablement leurs génomes aux nôtres. Enfin, de nouvelles découvertes renversent le paradigme infectieux : on parle désormais non seulement d’environnement microbien, mais de microbiote. L’idéal n’est plus la stérilité, mais l’équilibre.

Revenons à la situation actuelle : une ­pandémie tétanise le monde, sans traitement ni vaccin disponibles, à l’évolution incertaine. Que faire ? Des voix plaident pour la réintroduction dare-dare de la société dans son ancien modèle. Empressement qui signifie : tout allait bien, pas besoin de prendre les règles du vivant au ­sérieux. Tant pis pour les quelques dégâts ­humains. Retournons à l’état d’avant, dans la folle fête consumériste. Comme s’il n’y avait pas nécessité de viser, selon des moyens radicalement nouveaux, davantage de résilience, de durabilité et de justice sociale pour la société. Comme si le monde d’avant n’avait pas préparé, causé même, la catastrophe. Comme si cette pandémie n’était qu’un épiphénomène, une imprévisible déviation vite surmontée. Comme si d’autres n’allaient pas venir juste derrière. Et surtout, comme s’il ne s’agissait pas d’un ­dernier avertissement, une ultime occasion de changer, avant d’entrer dans des désordres encore plus grands et sans remède provoqués par le changement climatique et les atteintes écologiques.

Cette épidémie, et l’ensemble des problèmes environnementaux, c’est du grave. Relancer l’économie et la démesure financière d’avant serait totalement irraisonnable. Bien sûr, la priorité est d’assurer une existence digne aux populations. Des mesures économiques à la fois urgentes et à long terme, mais surtout radicales et innovantes, doivent être prises. Mais ne confondons pas les niveaux de changements nécessaires. D’un côté, les virus et les problèmes climatiques sont une réalité qui nous oblige. De l’autre, l’économie n’est qu’un système de convention entre humains. Elle peut et doit changer.

A l’ère de l’intelligence artificielle et de la promesse de survie sans fin faite à des individus tout-puissants, voilà que, en un surprenant contraste, l’humain apparaît flou, complexe, bricolé, mal délimité et fragile. Quel que soit le plan considéré, sociologique, culturel ou biologique, l’homme n’est jamais un individu isolé des autres. Il vit dans des communautés de vivants – humains et non-humains – emmêlées et enchâssées. Or, le monde que nous avons construit fait fi de l’intelligence de ce système, de ses multiples propriétés émergentes et du fait que son harmonie est la condition de notre survie.

Notre horizon n’est pas une vie sans bonheur, au contraire. Mais sans victoire. Une vie à continuellement reconstruire et repenser, comme des Sisyphe heureux, au sein d’un équilibre instable et incertain.

Bertrand Kiefer
2020 © Médecine & Hygiène


 

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