L'ARBRE À PALABRES, Sagesse & beauté

BOUDDHA SUR LE CHEMIN DE CÉZANNE


Se mettre à l’épreuve de la vérité

« C’est surprenant.
La méditation ne vise pas à nous calmer
mais à nous exposer au vent de la vérité,
à nous désarmer, à nous dénuder… »
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« Cézanne ne fait aucune distinction entre savoir et sentir.
Le savoir dont il parle – qui nous fait si profondément défaut –
est ancré dans l’expérience véritable. »
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Contrairement à ce que nous pensons habituellement, nous ne sommes pas souvent présents. Par exemple quand nous sommes avec quelqu’un, il est rare que nous réussissions à être vraiment avec lui. Généralement, nous ne savons pas l’écouter, nous mettre à l’unisson de sa présence, ouvert à ce qu’il est en propre. Il y a comme un mur entre lui et nous.

De même, nous ne savons pas voir.

« – Que bien peindre est difficile, confie Cézanne ! Comment aller sans ambages vers la nature ? Voyez, de cet arbre à nous il y a un espace, une atmosphère, je vous l’accorde ;mais c’est ensuite ce tronc, palpable, résistant, ce corps… Voir comme celui qui vient de naître ! »

Un véritable travail est nécessaire pour voir. A l’encontre de la plupart de nos représentations, voir, aimer, écouter demandent une véritable ascèse – terme qui signifie étymologiquement « celui qui s’exerce ». Il faut s’exercer à voir. Il faut s’exercer à aimer.

Nous n’arrivons pas à l’entendre. Nous prenons tout effort comme une violence exercée contre nous.

Détruisons avec la plus grande douceur et détermination, et sans plus attendre, cet obstacle. Habîtuellement nous sommes aveugles, maladroits et grossiers. Un véritable travail est nécessaire pour reconquérir la véritable spontanéité. Tel est le don du Bouddha. Il montre un chemin pour regagner notre humanité.

Il part du fait que.nous ne sommes pas toujours, immédiatement humain. Nous cherchons à l’être, à être plus justement nous-mêmes, plus proches de notre être propre. Mais nous sommes le plus souvent à côté, mal chus : méchants.

La discipline nous apprend à être au plus juste de notre vraie grandeur, au plus juste de ce que nous sommes. Car, et c’est tout le paradoxe de la voie du Bouddha : l’ascèse la plus exigeante ne vise pas à détourner le cours d’eau de son lit, mais à lui permettre de l’habiter.

L’effort juste auquel il nous invite est à l’antipode de celui que nous cherchons généralement à faire. Il ne vise pas à faire violence à la réalité pour la soumettre à notre volonté, mais à permettre à la réalité de résonner à sa guise.

Voir, nous apprend Cézanne, est difficile. Le peintre a passé toute sa vie pour approcher peu à peu le lieu où l’on peut enfin voir. Comme le remarque Cézanne, cette ascèse ne vise pas à l’accumulation de savoirs, à la maîtrise des choses mais à devenir comme « celui qui vient de naître ».

Mon maître de philosophie, François Fédier, commence son livre Regarder Voir par ces remarques qui éclairent cet effort :

« Comment se fait-il que notre mot « voyant » ne désigne que peu d’êtres humains? Tous nous avons des yeux, peu violent.

Regardons voir. Voir, en un premier sens, c’est voir ce qui est là-devant. Je vois des pêches, dans le panier, sur la crédence. Tout le monde voit ainsi. Or ce n’est pas ainsi qu’on est voyant. Peintre de pommes. Cézanne, manifestement un voyant. Il voit de l’invisible, un très étrange invisible : ne demandant qu’à être vu. »

A l’expérience de la vérité

On ne voit donc pas tout de suite ce qu’il y a à voir – et ce qui est à voir est bien plus ample et surprenant que ce nous attendons. Comment décrire l’expérience où l’on y est, où l’on est en rapport à la vérité, où la vérité nous touche comme la main d’un ami qui se pose sur votre épaule?

Ce n’est pas évident. En général, on cherche à savoir ce qui est vrai, ou encore à quelles conditions une proposition est vraie. Mais on ne prête pas attention à l’épreuve même de la vérité. Il importe pourtant d’apprendre à faire ce déplacement.

Comment décrire l’épreuve de la vérité?

Quelque chose qui était caché, d’un coup ne l’est plus et se dévoile, se montre, apparaît. D’un seul coup, quelque chose se déploie hors du retrait où il était. On pourrait dire, pour prendre l’expérience de la peinture, que longtemps, le tableau ne nous est pas visible. Nous sommes devant lui comme devant une huître. On n’y voit rien. Et d’un seul coup ou peu à peu, il se montre à découvert.

L’expérience peut être très simple. L’autre jour, on m’a offert un polo dans une matière, une forme et une couleur un peu inattendues. Au début, il m’est apparu étrange et je me suis dit que je ne l’aimais pas du tout. Puis en le mettant, peu à peu, j’ai mieux senti ce qu’il était, en quoi il pouvait m’aller, comment le porter. Physiquement même, mon corps a su quelque chose du vêtement et a pu l’épouser.

La vérité est ce dévoilement où quelque chose nous apparaît – enfin! – à découvert. Elle est donc d’abord une expérience de pure présence, où l’on accède à la présence, où la présence se déploie jusqu’à nous.

Là se trouve une conjonction décisive entre le dharma (la parole du Bouddha) et la philosophie (en son sens spécifique du questionnement le plus haut qui a pris naissance en Grèce). Cette convergence est pour moi capitale – et au cœur du projet de Prajna et Philia – de tenter de trouver une parole spirituelle à même de prendre racine dans notre société, dans notre vie, dans notre esprit, dans notre cœur.

L’effort pour donner droit à la présence nous expose à ce que la philosophie tente de nommer la« vérité ». C’est surprenant. La méditation ne vise pas à nous calmer mais à nous exposer au vent de la vérité, à nous désarmer, à nous dénuder pour laisser ce qui nous regarde nous regarder. Voyez, c’est vraiment tout le chemin spirituel qui se trouve, de cette entente même, bousculé de fond en comble.

L’ aléthèia

Les Grecs n’emploient pas le terme de« vérité ». Notons qu’il semblerait – mais ce point est discuté – que l’étymologie de vérité soit la même que celle du mot « verrouiller ». Quoi qu’il en soit, la vérité est aujourd’hui, en effet pour nous, ce que l’on peut prouver, ce qui est vérifié, assuré. « C’est vrai », signifie dans le langage courant: « je peux le démontrer ».

Les Grecs nomme la vérité « aléthèia ». Ce terme essaie de dire le phénomène avec une précision surprenante. Léthé – est ce qui est oublié, ou plus exactement ce qui est en retrait, caché.

Le a- devant léthé est privatif, aussi aléthèia désigne ce qui n’est pas caché, ou bien comme le traduit le philosophe Jean Beaufret : « l’Ouvert-sans-retrait ». Il est tout à fait fascinant que les Grecs, pour nommer le mot vérité, emploient un terme négatif.

Pourquoi? Parce que lorsque la vérité paraît, on passe d’un état où l’on ne voit rien à celui où quelque chose apparaît enfin.

L’aléthéia est ainsi ce qui empêche la léthé, ce qui empêche l’oubli, nous dégage hors de lui, nous arrache de lui. Quelque chose nous échappe, nous n’arrivons pas à le voir, quelque chose nous fait défaut. L’expérience de l’aléthéia est précisément cette épreuve où cela n’échappe plus. Je me souviens avoir entendu François Fédier l’expliquer, dans une phrase ciselée comme un joyau, comme: « ce qui est vrai en tant qu’y est suspendu le mouvement d’échapper. »

Trois remarques.

1. Nommer cette expérience où quelque chose apparaît en sa pleine présence « vérité » ou le nommer « aléthéia », n’est pas la prendre de la même manière. Nous ne vivons pas du coup la même épreuve. Faire du grec, n’est pas un détour arbitraire, mais une manière, absolument nécessaire, de regarder autrement notre expérience la plus intime.

2. La perspective grecque est orientée sur la vérité de l’expérience – alors que nous en sommes si radicalement coupés.

Notre mot « vérité» n’est pas parlant tandis que le tenue d’aléthéia décrit très précisément l’expérience que nous faisons.

Nous voyons bien ici èn quoi notre temps est conceptuel, intellectuel. Le mot vérité est un mot intellectuel, c’est-à-dire privé d’un rapport à l’expérience.

3. L’entente de l’aléthéia permet – étrangement j’en conviens – de mieux entendre les enseignements bouddhistes! Elle nous penuet par exemple de comprendre que la présence que le Bouddha essaie de pointer n’est jamais une présence constante, solide, définitive, qu’on pourrait avoir une fois pour toutes comme nous, occidentaux, sommes enclin à le penser. C’est une expérience qui surgit à neuf et qui demande que l’on y mette du nôtre.

Quelque chose se manifeste. On a un mot sur le bout de la langue et soudainement il nous revient. Quelque chose qui était caché et qu’on pressentait vient au jour.

Le rapport qu’on a à une œuvre d’art comme à quoi que ce soit est accompli quand cette expérience surgit – quand nous devenons « voyant ». La méditation – quand elle ne vise pas à nous rendre cool – nous aide, en nous ramenant sans arrêt au temps présent, à être en rapport à l’aléthèia.

L’accusation paresseuse d’intellectualisme

J’ai emmené l’autre jour quelqu’un voir de la peinture. Il n’y voyait rien. Il n’avait pas l’habitude d’entrer dans un musée. Je tentais de lui montrer un tableau qui le laissait de marbre. Quand j’ai commencé à lui parler, sa première réaction fut de me dire que ce que je disais était beaucoup trop intellectuel pour lui. Il y a, ancré en chacun de nous, l’idée que l’effort de penser, l’effort pour mieux regarder est un exercice intellectuel. Alors que c’est en réalité exactement et profondément l’inverse! Nous sommes tous trop intellectuels, trop loin de l’esprit d’enfance pour voir quoi que ce soit. Nous n’y voyons nen.

Ce qui lui faisait peur, c’est la nécessité de faire un effort.

Pourtant, faire cet effort pour aller vers l’aléthèia, même si cela semble difficile, est la seule manière de nous libérer de cette « camisole de force » des concepts qui nous rend si peu nobles, si peu présents – autrement dit à côté de la plaque.

Vous pensez peut-être que ce que je vous raconte est bien difficile, aride. Le fait que j’emploie des mots grecs, des termes inusités vous semble peut-être « intellectuel », « élitiste ». C’est tout le contraire. Cet effort que je vous demande cherche à vous faire approcher de votre expérience la plus intime – celle qui justement vous échappe et vous prive du réel.

Sentir et savoir

Cézanne confiait, à l’un de ces jeunes peintres venus le voir à la fin de sa vie: « Il faut vraiment regarder la toile. On ficherait sa toile à bas plutôt que d’inventer, d’imaginer un détail. Il faut regarder la réalité. On veut savoir. » L’étudiant: « Savoir? » « Oui, je veux savoir. Savoir pour mieux sentir. Sentir pour mieux savoir. »

Voyez: Cézanne ne fait aucune distinction entre savoir et sentir. Le savoir dont il parle qui nous fait si profondément défaut – est ancré dans l’expérience vèritable.

Le discours actuel, expliquant sans relâche que faire un effort de pensée est un geste intellectuel, est totalitaire. Nous vivons dans un monde qui refuse la pensée, qui refuse toute remise en question profonde que la pensée est particulièrement à même de conduire.

Voyez pourquoi je suis mal à l’aise avec nombre des discours spirituels courants qui refusent un effort de penser sérieux, qui opposent le cœur et l’esprit, l’intuition à l’étude.

Comme tout cela est étrange.

Les « intellectuels », ceux qui sont pris dans le jeu conceptuel des références n’ont aucun rapport à la réalité, à la présence. Ils n’en ont rien à faire.

Quand ils parlent de peinture, ils évoquent les sources, les références de l’artiste, le sujet représenté, mais jamais ils ne disent un mot de la présence ainsi appelée au jour. Ils refusent, tout autant que cet ami que j’amenai au musée, de penser, d’ouvrir leur cœur à la présence qui les appelle à se mettre à nu. La plupart des gens, qui pourtant n’ouvrent jamais un livre et s’abrutissent à regarder la télévision trois heures par jour en moyenne, selon les derniers sondages, sont eux aussi des intellectuels – car ils sont tout aussi effrayés par la présence nue qui ne se saisit pas et ne nous divertit pas. Ils sont intellectuels parce qu’ils n’ont pas de rapport direct à la nudité du monde et ne veulent surtout pas que la réalité les questionne, remette en cause les concepts qu’ils ont adoptés, leur « système» de références.

Comme tout cela est étrange.

La rencontre de deux traditions

Si je vous parle de l’aléthèia, de Cézanne, de Rilke, c’est que j’aimerais bien que vous compreniez que les enseignements bouddhistes ne sont pas là pour créer un monde à part, oriental, dans lequel on acquérrait une sagesse extraordinaire, mais que c’est un moyen pour nous aider à être en contact avec la dignité, la vérité là où elle est.

Ne faisons pas du bouddhisme une chambre étroite et confortable.

C’est pour éviter cet écueil que joindre la tradition bouddhiste avec la philosophie et l’art d’Occident est important si l’on veut essayer de s’orienter sans naïveté.

Je ne dis évidemment pas que Rilke ou Cézanne sont bouddhistes. Mais ce que pointe le bouddhisme de la vérité de l’expérience, d’autres doivent pouvoir le voir – et tout particulièrement les poètes. Les écouter, ancre la parole bouddhiste dans un terrain fertile, la libère, la met en branle, lui permet de s’inventer à neuf, et de nous toucher plus profondément.

Aujourd’hui, la parole spirituelle est abandonnée sur des tas de cailloux et meurt si rapidement! Elle devient une fleur fanée que l’on met sous presse pour en faire un marquepage qui ne marque rien. La poésie pourrait être ce terrain fertile où elle pourrait rester vive et prendre racine, et nous émerveiller en s’épanouissant.

 

Fabrice Midal,
docteur en philosophie et titulaire d’un DEA en histoire de l’art,
enseigne le bouddhisme dans l’association Prajna et Philia.
Cet article est la transcription d’une conférence (Avril 2006).


 

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