L'ARBRE À PALABRES, Sagesse & beauté

LA PERSONNE NE PEUT AIMER

Le plus utile est que l’homme sorte de lui-même,
avec patience envers lui-même, dans l’abandon de Dieu,
et qu’il laisse Dieu pour Dieu.
Bienheureux Henri Suso

On ne peut être présent à la beauté et à l’harmonie qui tissent l’existence que lorsque l’on se perçoit sans projet, sans dynamisme. Dans une intention, on est toujours en train d’« essayer », en train de se battre, de se défendre, de devenir quelqu’un ou quelque chose, et l’on passe à côté du merveilleux de la vie. La souffrance psychologique empêche de se réjouir de la beauté. L’espace où vibrer avec la beauté ne se trouve que dans une disponibilité sans direction.

Dans un dynamisme psychologique, il n’y a pas de place pour la beauté ; il n’y a que combat, amertume, regret, échec, espoir — une vie misérable ! L’absence de dynamisme n’est donc pas une négation des valeurs essentielles de la vie. C’est au contraire une disponibilité vis-à-vis d’elles.

Comment aider quelqu’un qui est dans cette souffrance psychologique à basculer dans l’autre attitude ?

D’abord, arrêter d’avoir la prétention d’aider quiconque ! Respecter ce qui se présente. Quand quelqu’un a certaines difficultés, il faut d’abord l’écouter, c’est-à-dire respecter aussi ses difficultés. Comment est-ce que je sais que cette personne a besoin de ces difficultés ? Parce qu’elle les a. Ce qui ne signifie pas que cela doive perdurer…

La première chose est donc de cesser de se sentir responsable d’un quelconque entourage. On accompagne l’entourage, on n’est pas là pour le changer. Il y aura peut-être changement, parce que c’est la nature de la vie. Mais on n’a pas à prétendre être celui qui crée le changement — c’est une forme de mégalomanie. On ne peut rien pour personne. Tout ce que l’on peut faire, c’est voir nos propres restrictions, nos affirmations, notre suffisance. Plus on s’en libère, plus on entre en résonance avec l’entourage. Plus vous êtes tranquille, plus les gens agités autour de vous se tranquillisent. Plus vous êtes dans l’agitation et la tristesse, plus vous rendez agités et tristes les gens autour de vous.

On est présent à ses propres limites, non à celles de l’entourage. C’est la seule aide possible. Quand je suis avec quelqu’un qui vit dans la peur, je n’ai pas à être présent à sa peur mais à la mienne. Quand je me rends compte que la peur habite en moi, que je n’ai pas peur mais que je sens la peur, cette attitude n’est pas exclusivement dans mon corps. Elle est dans tout l’espace. Par mimétisme, la personne qui a peur peut vibrer de cette disponibilité. Mais si j’essaie d’être présent à la peur de l’autre alors que j’ai encore des peurs, c’est une forme d’agitation mentale.

Accompagner. On est avec quelqu’un qui vit un état difficile ? On est présent. Ce n’est pas à moi de décider ce qui est mieux pour cette personne. Elle vit, elle meurt, et moi je suis présent, disponible, et par résonance je fais ceci ou cela. Je ne fais pas « le mieux », parce que je n’ai aucune notion de ce qui serait mieux. Quelqu’un de plus brillant que moi agirait plus brillamment, quelqu?un de plus stupide agirait plus stupidement. Puis-je être différent de ce que je suis ? Non. Donc, je fonctionne avec ma capacité. Facilité de vivre…

Je ne prétends pas avoir des capacités que je n’ai pas. Je fonctionne dans la situation à mon propre niveau, qui est le niveau ultime pour moi. L’assumer clairement. Les gens guérissent, les gens ne guérissent pas, les gens vivent, les gens meurent. Je ne suis pas l’ordinateur du monde. Je suis disponible. J’accompagne ce qui est là. Cette disponibilité vibre dans l’entourage. Quelqu?un qui vit un conflit difficile a besoin de cette disponibilité, non de conseils. Quand la personne sent qu’on n’est pas le moins du monde partie prenante dans son conflit, cela peut l’aider à se rendre compte qu’elle non plus n’est pas en conflit, mais qu’elle sent des conflits. Elle a des conflits sur tel ou tel plan ; le matin elle a des conflits, le soir elle en a moins, l’après-midi encore moins, etc. Peu à peu elle se rend compte qu?elle n?est pas en conflit, mais que les conflits vivent en elle. Peu à peu elle sera disponible à ces éléments conflictuels. Cela vient par mimétisme, dès lors que nous sommes disponibles à notre propre complexité.

Avoir l’arrogance de vouloir aider quelqu’un est une forme de fascisme. C’est un manque de claire vision. Aider à quoi ? Est-ce que je sais vraiment ce qui est juste, beau, vrai ? Est-ce que je vis vraiment dans la joie, dans la plénitude, pour pouvoir dire à quelqu’un comment il doit être, vivre, penser ? Vient un moment où je n’ai plus ce fantasme. Le conflit de l’autre me renvoie à mon propre conflit. Je suis comme lui. Peut-être est-il un peu plus en crise en ce moment, mais je connais tous les éléments de folie, de limite, de difficulté qu’il expérimente. Quand je les trouve chez l’autre, je me rends disponible à ma réaction à ces éléments et je m?aperçois que j’ai les mêmes problèmes. Je suis disponible à mes problèmes, je ne me prétends pas sans problèmes. Mes problèmes ne sont pas problématiques, ils sont ce qu’ils sont.

Cette attitude va aider l’entourage, dans la mesure du possible. Cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas parfois donner une paire de gifles, administrer un tranquillisant, emmener chez un psychologue, tenir la main, embrasser. C’est fonctionnel ; il n’y a ni stratégie ni réflexion à avoir. Embrasser quelqu’un, lui tenir la main, lui passer la main dans le cou, être dur, être tendre, le gifler, le conseiller ou le masser n’est pas une stratégie ; c’est un ressenti spontané — rien à réfléchir. Parfois il faut être très tendre, parfois très froid. Quand on est froid, on n’est pas méchant ; quand on est tendre, on n’est pas gentil. La même chose s?exprime, ce sont les situations qui varient. Et ce n’est valable que dans l’instant.

Quand quelque chose me touche, quand ce qui arrive à ma famille me touche, c’est qu’il y a encore en moi une forme de prétention. Je prétends savoir que cette situation est mauvaise et qu’il faut l’équilibrer. J’accepte pleinement ma prétention ; je ne prétends pas être sans prétention. Tout ce qui me touche dans la vie souligne mes propres infirmités, mes propres prétentions. C’est donc une chance d’être touché par son entourage. Cela indique que l’on a à grandir, à mûrir — et l’entourage est là pour nous y aider. Quand une situation semble m’agresser, la première chose à faire est de la remercier, parce qu’elle est ce qui va m?aider à mûrir. Si je me sens agressé par la détresse de quelqu’un, c’est que j’ai encore de la détresse en moi. Cette détresse m’est révélée par la détresse de ma fille, de mon fils, de mon chien, de mon voisin, de l’Algérie. Je dis merci à la situation qui m’aide à voir cette détresse en moi. Je me rends disponible à cette détresse. La seule aide possible pour l’entourage, c’est cette disponibilité, ce « revenir à soi-même ».

Jacques Lusseyran le dit très bien. Lorsque, lors d’interrogatoires, la Gestapo l’a malmené, il a vite vu en lui le mécanisme de critiquer, de refuser les coups qu’il recevait. Alors les coups faisaient très mal. Mais lorsqu’il cessait de commenter, lorsqu’il revenait à ce qu’il y avait d’essentiel en lui, à ce qu’il sentait de paix et de tranquillité, alors il comprenait que les coups n’étaient que des coups. Ce qui lui permettait d’intégrer l’environnement, c’était de revenir en lui-même, non d’aller à l’extérieur, dans le commentaire que l’on n’aurait pas dû le frapper, etc.

C’est une expérience que nous pouvons tous faire. La vie est là pour nous donner des coups afin que nous découvrions ce mécanisme. Tout ce qui me touche est un cadeau destiné à m’orienter vers l’intérieur.

Souvent je me pose la question de ce que c’est qu’aimer vraiment quelqu’un…

C’est un concept. On ne peut pas aimer quelqu’un. C’est un fantasme. La personnalité ne peut pas aimer. Aimer, c?est ce qui est essentiel, ce n’est pas quelque chose que l’on peut faire ou non. Quand on arrête de faire, il reste l’amour. Mais aimer quelqu’un… On aime quelqu’un s’il correspond à son fantasme. La personne que vous aimez, si elle fait ceci ou cela, vous ne l’aimerez plus. Un amour qui commence et qui finit, ce n’est pas vraiment un amour. Aimer, c’est écouter, c’est être présent.

Aimer vos enfants, c’est ne rien leur demander et tout leur donner. Un jour, ils disparaîtront, ils ne seront plus en contact avec vous. Demander à votre enfant de vous téléphoner, de vous donner des nouvelles, ce n’est pas de l’amour. L’enfant fait ce qu’il sent le besoin de faire ; on ne demande rien à un enfant. Mais aimer quelqu?un sur un plan humain, c’est un fantasme. L’ego ne peut pas aimer. Il utilise, prétend, se sécurise.

Quand vous trouvez quelqu’un qui correspond à votre fantasme physique, psychologique, intellectuel, affectif, vous dites l’aimer profondément. Quand cette personne fait ensuite ceci ou cela, vous dites que c’est quelqu’un de détestable.

On ne peut pas aimer quelqu’un. Ressentir une forme d’amour est profondément juste. C’est avant le fantasme du « j’aime quelqu’un ». Le sentiment d’amour est profond, essentiel. Mais, par manque de maturité, on pense aimer quelqu’un. On n’aime pas quelqu’un ; on aime tout court, parce que l’amour est sans direction. Ce que j’aime, c’est ce qui est présent devant moi. Il n’y a rien d’autre. Que pourrait-il y avoir de plus beau, de plus extraordinaire que ce qui se présente à moi dans l’instant si je n’ai pas l’idée que la beauté, la sagesse sont là-bas ?

L’amour est ce qui est quand on arrête de prétendre aimer quelqu’un. Aimer quelqu’un, vouloir être aimé, c’est une histoire. Que veut dire être aimé ? Personne ne vous aime, personne ne vous aimera jamais, personne ne vous a jamais aimé et c’est merveilleux ainsi. Les gens ne peuvent que prétendre. Si vous correspondez à leurs critères psychologiques, physiques, affectifs, ils vous aiment quand ils vous rencontrent. Si vous correspondez à l’inverse, ils vous détestent. Et alors ? Il y a des chiens qui vous aiment, d’autres qui ne vous aiment pas. C’est biologique. Pourquoi s’occuper de ces choses-là ? Que signifie être aimé ? C’est un fantasme. Qu?est-ce que cela peut faire que quelqu?un projette sur moi quelque chose d?attirant ou de repoussant ? C’est complètement fantasmatique ! À un moment donné, vous vous rendez compte que vous n?avez pas besoin d’aimer, pas plus que d?être aimé. Que reste-t-il ? Il reste le sentiment d?amour, cette communion qu’on a entre tous les êtres et qui n’est pas directionnelle.

Vous vous rendez compte que c’est à vous d’aimer. Ce qui vous rend heureux, c’est d?aimer. Si quelqu’un vous dit vous aimer profondément mais que vous ne l’aimez pas, cela ne vous fait rien. Par contre, quand vous aimez, cela vous rend heureux. Les choses étaient vues à l’envers : c’est à moi d’aimer. Quand j’aime mon corps, mon psychisme, mon environnement, il y a tranquillité. Mais vouloir être aimé est un concept.

Quand vous aimez, vous n’aimez pas quelqu’un, vous aimez tout court. La personne avec laquelle vous vivez, couchez ou allez au cinéma, c’est autre chose. Vous ne pouvez pas coucher avec tout le monde, habiter avec tout le monde. Une sélection organique se fait. Mais l’amour ne se situe pas là. Ce n’est pas parce que vous couchez avec un homme que vous l’aimez plus qu’un autre avec qui vous ne couchez pas ! Ce n’est pas parce que vous vivez avec une femme que vous l’aimez plus qu?une autre avec qui vous ne vivez pas. C’est fonctionnel. Il y a des gens que l?on aime profondément et l’on ne vit pas avec eux, on ne couche pas avec eux. Les circonstances ne sont pas là. Je n?ai pas besoin d?aimer quelqu?un pour vivre avec lui, coucher avec lui, partir en voyage avec lui. Cela se passe à un autre niveau. Mais aimer quelqu’un, tôt ou tard vous verrez que cela ne veut rien dire. C’est comme se prendre pour quoi que ce soit, se prendre pour un Français, par exemple ; c’est une image.

Je peux être stimulé par quelqu’un. Lorsque mon corps passe à trente mètres de tel autre corps, une forme d’intensité se manifeste, et à dix mètres c’est encore plus intense, et dès que l’on s’effleure c’est comme une folie qui vient : son odeur, la forme de son corps, le son de sa voix, sa manière de bouger, sa douceur ou sa violence, sa richesse ou sa pauvreté font que je suis touché. Mais pourquoi mettre le mot « amour » là-dessus ? C’est purement chimique. Selon ce à quoi ressemblait votre père, votre grand-père, si à trois ans vous avez été battu ou caressé, vous allez aimer telle ou telle forme de corps, telle ou telle odeur, tel ou tel mouvement. Tel homme vous attire, tel autre pas du tout. Cela remonte à très, très loin. Il n’y a pas à mettre le mot « amour » là-dessus. Ce n’est que lorsque vous voyez cela que vous pouvez vivre avec quelqu’un, vous marier, avoir des enfants, tout cela sans besoin de jouer la comédie. Vous vivez fonctionnellement avec quelqu’un, avec tout le respect et l’écoute que cela implique. Mais vous n’êtes pas obligé de croire que vos enfants sont vos enfants, que vos parents sont vos parents, que votre mari est votre mari. Ils le sont aussi, bien sûr, occasionnellement.

Aimer, c’est écouter. Vous êtes en face d’une situation, avec un homme ? Vous l?écoutez. Vous écoutez ce qu’il est, pas uniquement ce qu’il prétend être. Vous écoutez profondément, sans commentaire. Quand vous écoutez, vos enfants sont parfaits, votre mari est parfait, vos parents sont parfaits, votre corps est parfait, votre psychisme est parfait. Telle est la vision claire qui vient de l’écoute.

Lorsque je pense que mes enfants, mon mari, mon corps doivent changer, c’est que je n’écoute pas. Je parle, j’ai une idéologie à propos de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. C’est cela, le fascisme : vouloir que les autres soient comme je décide qu’ils devraient être. Ce fascisme psychologique n’a pas de sens.

Aimer, c’est respecter. Je respecte mon environnement, mon enfant, mon mari, mon père, la société et toutes les violences que j’ai subies. Je respecte ce qui est là. Cela ne justifie rien, je n’ai pas à justifier. La vie n’a pas à être justifiée ; elle est ce qu?elle est. Je fais face à la réalité, non pas à ce que la réalité devrait être selon ma fantaisie intellectuelle. Le voisin est exactement comme il doit être, il ne peut pas être autrement. Quand je vois clairement comment il fonctionne, j’ai de bons rapports de voisinage. Quand mon voisin bat sa femme, je comprends profondément que sa terrible souffrance l’amène à battre sa femme. Cela ne veut pas dire que, dans certains cas, je ne vais pas appeler la police, faire une remarque ou intervenir physiquement. Cela veut dire que je sais que quand on bat sa femme on le fait par souffrance, que quand on est violent c?est que l’on se sent agressé. On peut se sentir agressé par un sourire…

Dans une absence totale de critique, il y a une compréhension de la situation. J’appelle cela respect. Certains l’appellent amour. Mais aimer quelqu’un, quelle histoire extraordinaire ! Et être aimé, c’est encore plus merveilleux comme histoire ! Souffrir de ne pas être aimé, c’est le summum ! Voir comment on fonctionne.

Si je donne un biscuit au chien, le chien m’aime. Si je tape sur le museau du chien, le chien ne m’aime pas. Je fais ceci, mon mari m’aime. Je couche avec son frère, mon mari ne m’aime plus. Et alors ?… Laisser les gens libres. Les gens m’aiment, les gens ne m’aiment pas, c’est merveilleux ainsi. Avoir besoin d’être aimé est une mode qui va passer. Elle est le fruit d’une époque un peu décadente.

Avoir besoin d’être aimé est une forme de maladie très intense sur le plan somatique. C’est terrible, tout comme la jalousie. Cela détruit le système hormonal, le système cellulaire. Ce besoin d’amour est un poison. Le remède, c’est d’aimer. On ne peut qu’aimer. Quand on dit : « Je n’aime pas », on nie l’essentiel en soi-même, parce qu’il n’y a rien que l’on puisse ne pas aimer. Quand je dis ne pas aimer telle personne, je nie l’amour qui est en moi. Alors, je souffre.

C’est merveilleux d’aimer, d’être totalement attentif à quelqu’un. Comme avec un enfant. Est-ce que l’on peut empêcher l’enfant de mourir, de se faire écraser ? Non. On aime l’enfant comme il est maintenant, à chaque instant. On ne sait pas si, l’instant d’après, il aura toujours cette forme. On est présent sans demande. Que peut-on demander à un enfant ? On fait tout ce que l?on peut, sans lendemain. C’est gratuit. Quand on vit avec un homme, c?est la même chose : vous faites tout ce que vous pouvez, sans rien demander. Là, une autonomie, une maturationse crée. Si, un jour, par la nature de la vie, il y a séparation d’avec la personne qui a vécu dix ans avec vous, d?abord vous verrez que cet amour ne vous quitte pas, et ensuite, si vous aimez profondément cette personne, il y aura une immense facilité pour vous de comprendre qu?elle a besoin de rencontrer quelqu’un d’autre et vous aussi (ou pas).

L’amour, c’est la plasticité. Aucune demande possible. Plus vous vous familiarisez avec l’attitude de tout donner et de ne rien demander, plus vos relations affectives deviennent simples, faciles, harmonieuses. Dès l’instant où vous demandez la moindre chose, vous rencontrez l’amertume, la déception, les regrets, l’hésitation, l’agitation, le conflit.

Cela se transpose à tous les niveaux. Tant que j?attends la moindre chose de mon corps, je serai déçu. Jusqu?au moment où je me rends compte que, au contraire, c?est moi qui dois donner, aimer. J’aime donc mon corps comme il est, avec ses maladies, ses limites, ses faiblesses, ses accidents. S’il est ainsi, c’est qu’il y a de très bonnes raisons. Il n’y a pas de hasard ? ce qui ne veut pas dire que cela ne changera pas. Je me rends disponible pour que mon corps puisse s’exprimer, dans la santé comme dans la maladie. Mais si je demande quelque chose à mon corps,si je veux utiliser mon corps, c’est encore la dictature, la volonté d’imposer la santé, le sport, un régime alimentaire, etc. C’est une forme de violence.

J’écoute mon corps, qui transmet ce dont il a besoin. Tout ce que j’ai à faire, c’est d’être disponible. Chaque fois que mon corps a une faiblesse, je comprends que c’est un cadeau qui me permet d’en découvrir une qui est autrement plus importante : celle de croire que mon corps doit être sans faiblesse. C’est cela, la faiblesse. Quand je fais face clairement à cela, à un moment donné la faiblesse du corps reste ce qu’elle est : simple faiblesse du corps ; je ne me sens pas faible parce que mon corps est faible. Mais si la faiblesse du corps fait que je me sens faible, c’est à ma faiblesse psychologique que j’ai besoin de faire face. La faiblesse de mon corps m’aide à m?interroger.

Ce qui me touche est ce qui me mûrit. Le fantasme de l’amour est une chose très ponctuelle dans la vie humaine. Cela ne dure qu?un moment, au milieu de la vie, pendant cette période où l’on entretient des voitures de course rouges. Un enfant de dix ans n’a pas ce fantasme ; il est très heureux sans être amoureux. À vingt-cinq ans, il se dit que, s’il n’est pas amoureux, la vie n’a pas d’intérêt ! Plus tard, à quatre-vingt-quinze ans, il n’a plus du tout envie que quelqu’un lui saute dessus pour le tripoter et il est très heureux quand même.

L’amour tel qu’on l’entend habituellement est une absence d’amitié. C’est un troc, un échange, du business. Tu me donnes ceci, je fais cela. Je ne couche pas avec la voisine, tu ne couches pas avec le voisin ; nous sommes fidèles. L’amitié, c’est être disponible à tout ce qui est possible. On n’est pas obligé de savoir si l’on est l’amant, le mari, l’ami, le père, l’enfant. Il y a un tas de rôles humainement possibles. À un moment donné, on ne se situe plus en fonction de ces rôles. Tout est souple. Si on rencontre quelqu’un, on n’a pas de rôle. Le rôle se crée dans l’instant et il s’efface dans l’instant.

Il faut trouver une créativité dans les relations humaines. Il n’y a pas une seule alternative — faire l’amour ou ne pas faire l’amour — il y a de multiples possibilités de rencontres humaines physiques, mentales, psychologiques. S’ouvrir à toutes ces couches, corporellement. Il n’y a pas que la tendresse ou la violence. Il y a toute une palette d?émotions. Par peur, par besoin de savoir quelque chose sur soi-même, on ne connaît généralement que l’un ou l’autre… et on néglige tout ce qui est au milieu.

C’est facile, les relations humaines, très facile. Il suffit d’aimer ce que l’on rencontre. Aimer, c’est donner la liberté. Là où il ne peut pas y avoir de conflit psychologique, on ne peut pas se fâcher. Des gens se fâchent avec vous ? Vous respectez cela. À un certain moment, on ne peut plus être fâché.

Il y a des souffrances inévitables, des souffrances physiques : quand on est torturé, quand on a certains accidents terribles. Mais la souffrance psychologique — souffrir parce que ma femme fait ceci, parce que mon mari fait cela, parce que telle personne est morte — est une chose inutile. On a déjà suffisamment de souffrances inévitables à affronter pour réserver notre capacité de souffrance à ces moments-là. Souffrir parce qu’on n’est pas aimé, de cela au moins on peut se passer. Cela ne nie pas l’intensité des rapports humains, au contraire. C’est le fantasme d’aimer qui rend mièvres les rapports humains.

On peut très bien vivre toute une vie avec quelqu’un dans un profond amour. Dans ce cas, ce n’est pas un fantasme d’aimer, c’est une résonance qui est là. Si vous n’avez pas l’idée d’aimer quelqu’un, vous n’avez pas non plus besoin de changer de mari tous les dix ans. Vous savez très bien qu’avec un autre ce sera pareil ; on rencontre uniquement sa propre problématique. On peut passer toute une vie dans un rapport merveilleux, on peut passer toute une vie à approfondir ce rapport ; c’est un rapport sans demande, un rapport d’amour, dans le sens où l’on aime profondément ce qui est là. Autrement, il y a toujours déception. On est déçu, amer. On a la lèvre supérieure légèrement rétractée, symptôme physiologique des gens amers. On s’énerve facilement, on sursaute avec le téléphone, on est acariâtre parce que l’on est déçu sans le savoir, parce que l’on a demandé quelque chose qui n’existait pas. Cette prise de conscience nous libère de toute demande. Que reste-t-il alors ? Il reste l’amour, le non-besoin.

Eric Baret
in Le Seul Désir, Dans la nudité des tantra

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