L'ARBRE À PALABRES, Sagesse & beauté

REGARDER, ÊTRE À L’ÉCOUTE


« Questionneur :
Je voudrais bien me trouver subitement dans un monde entièrement différent, d’être suprêmement intelligent, heureux, et ressentir un amour profond.
Je voudrais me trouver sur l’autre rive du fleuve, ne pas avoir à lutter pour le traverser et m’adresser à des experts afin de savoir comment m’y prendre.
J’ai voyagé dans de nombreuses parties de monde et j’ai pu constater les efforts que fait l’homme dans différents domaines de la vie.
Rien ne m’a jamais attiré que la religion.
Je ferais n’importe quoi pour atteindre l’autre rive, pour pénétrer dans une dimension différente et voir toutes choses comme si c’était la première fois, les voir avec des yeux dessillés.
Je suis pénétré du sentiment qu’il doit exister un moyen de briser subitement avec toute notre existence bruyante et criarde.
Il faut qu’il existe !

Tout récemment, alors que j’étais en Inde, j’ai entendu sonner la cloche d’un temple et j’en ressentis un effet très étrange.
Il me vint subitement une extraordinaire sensation d’unité et de beauté, une sensation qui m’avait été jusque-là tout à fait inconnue.
Elle surgit si subitement que je m’en sentais étourdi, c’était une chose réelle, ce n’était ni une illusion ni un effet de l’imagination.
Alors survint un guide qui me demanda s’il pouvait me faire visiter les temples, et sur l’instant je me retrouvai dans un univers de bruit et de vulgarité.
Je voudrais bien ressaisir cette impression mais évidemment, comme vous le dites, ce n’est qu’un souvenir mort et par conséquent sans valeur.
Que puis-je faire ou ne pas faire pour atteindre l’autre rive ?

Krishnamurti :
Il n’y a pas de chemin menant à l’autre rive.
Il n’existe aucune action, aucun comportement, aucune recette qui puisse ouvrir la porte sur cet autre monde.
Il ne fait pas partie d’un processus d’évolution, ce n’est pas le terme dernier d’une discipline ; il ne peut être ni acheté ni donné ni sollicité.
Si ceci est bien clairement compris, si l’esprit s’est oublié lui-même et ne parle plus de l’autre rive ni de cette rive – si l’esprit a cessé de tâtonner et de chercher, s’il y a dans l’esprit lui-même un vide total, un espace –, alors et alors seulement, la Chose est là.

Questionneur :
Verbalement, je comprends ce que vous dites, mais je ne peux pas cesser de tâtonner, d’aspirer parce que je ne peux pas croire, et ce sentiment est bien enraciné en moi, qu’il n’y ait aucun chemin, aucune discipline, aucune action qui puisse m’amener à l’autre rive.

Krishnamurti :
Qu’entendez-vous par « je ne peux pas croire qu’il n’y ait aucun chemin » ?
Voulez-vous dire qu’il existe un instructeur qui vous prendra par la main et qui vous portera ?

Questionneur :
Non. Mais j’espère qu’un de ceux qui comprennent pourra me l’indiquer directement, parce qu’il faut que Cela soit présent tout le temps puisque c’est une réalité.

Krishnamurti :
Mais sûrement que tout ceci n’est qu’hypothèse.
Vous avez ressenti cette impression subite de réalité quand vous avez entendu la cloche du temple mais, comme vous l’avez dit, c’est un souvenir, et à partir de ce souvenir vous arriverez à la conclusion que Cela doit être là toujours parce que c’est réel.
La réalité est une chose étrange ; quand vous ne regardez pas vers elle, elle est là, mais dès l’instant où vous regardez avec avidité, ce que vous trouvez n’est que le sédiment de votre avidité, et non de la réalité.
La réalité est une chose vivante, elle ne peut être saisie, et vous n’avez pas le droit de dire qu’elle est toujours là.
Il n’existe de chemin que pour atteindre une chose stationnaire, un point fixe, statique.
Comment pourrait-il exister un chemin ou un guide pour atteindre une chose toujours mouvante, qui ne connaît aucun lieu de repos ?
L’esprit est en fait une chose morte.
Donc, pouvez-vous mettre de côté le souvenir de cet état qui fut le vôtre ?
Pouvez-vous mettre de côté l’instructeur, le chemin, le but à atteindre – les mettre de côté si complètement que votre esprit soit vidé de toute cette recherche ?
Pour le moment votre esprit est si occupé par son désir écrasant que cette occupation même devient un obstacle.
Vous cherchez, vous demandez, vous avez soif de poser les pieds sur l’autre rive.
Mais l’autre rive implique qu’existe cette « rive-ci » et pour aller de cette rive à l’autre il faut franchir un espace et disposer de temps.
C’est là ce qui vous maintient et ce qui donne naissance à ce douloureux désir de l’autre rive.
Voilà le problème véritable – le temps qui divise, l’espace qui sépare, le temps qu’il faut pour atteindre l’autre rive et l’espace qui est la distance entre ceci et cela.
Ceci veut devenir Cela et s’aperçoit que c’est chose impossible à cause de la distance et du temps qu’il faut pour parcourir cette distance.
En tout ceci il n’y a pas seulement comparaison mais encore mensuration, et un esprit capable de mesurer et également capable d’illusion.
Cette division du temps et de l’espace existant entre Ceci et Cela, c’est le processus du mental qui est pensée.
Voyez-vous, quand il existe l’amour, le temps disparaît et l’espace disparaît aussi.
Ce n’est que quand interviennent la pensée et le désir que surgit un intervalle de temps qu’il faut enjamber.
Ceci, quand vous le voyez, vous pouvez dire que Ceci est Cela.

Questionneur :
Mais je ne le vois pas.
Je sens bien que ce que vous dites est vrai, mais cela m’échappe.

Krishnamurti :
Monsieur, vous êtes tellement impatient, et cette impatience même constitue sa propre agressivité.
Vous attaquez, vous affirmez.
Vous n’avez pas la sérénité permettant de regarder, d’écouter, de ressentir profondément.
A toute force vous voulez atteindre l’autre rive et vous nagez désespérément en ne sachant même pas où se trouve l’autre rive.
L’autre rive est peut-être celle-ci et par conséquent, en nageant, vous vous en éloignez.
Permettez-moi de vous suggérer une chose : cessez de nager.
Ceci ne veut pas dire que vous devez devenir morne, que vous devez végéter et ne rien faire, mais plutôt que vous demeuriez passivement à l’écoute, lucide, sans qu’il y ait en vous la moindre nuance de choix ni de mensuration – voyez alors ce qui se passera.
Il ne se passera peut-être rien du tout, mais si vous attendez que cette cloche sonne de nouveau, si vous attendez que ce sentiment, cette félicité vous revienne, alors vous nagez dans le sens opposé.
Etre serein et calme exige une grande énergie ; en nageant vous dissipez cette énergie.
Et vous avez besoin de toute votre énergie pour que s’établisse le silence de l’esprit, et ce n’est que dans le vide, dans le vide complet, que peut naître quelque chose de nouveau. »

Krishnamurti
Au seuil du silence.
Regarder, être à l’écoute.


 

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