« L’homme noble » habite en poète sur la Terre, c’est-à-dire qu’il voit toutes choses dans leur intensité, leur transparence et leur entièreté, il ne vit pas dans un monde d’objets mais dans un monde de présences, il voit tout ce qu’il y a d’invisible dans le visible et tout ce qu’il y a de visible dans l’invisible.
Le visible est invisible, l’invisible est visible, ce ne sont pas paradoxes faciles, mais affirmations du monde comme théophanie, révélation ou dévoilement (parousie).
Sans se détourner des apparences, l’homme noble ou le poète contemple l’apparition.
C’est ceci, la beauté qui « sauve» le monde, c’est-à-dire qui l’élargit, le fait « respirer au large », le replace dans l’invisible, en fait le témoin charnel de l’Infini.
Si, comme l’affirme Dostoïevski, « c’est la beauté qui sauvera le monde », il faut se demander aussitôt « qui sauvera la beauté» ?
Là est la question. Tant qu’il y aura des femmes et des hommes capables d’émerveillement et d’étonnement, la beauté survivra.
Mais c’est aujourd’hui ce qui manque le plus, les hommes machines que nous sommes plus ou moins programmés à devenir ne s’étonnent plus et ne s’émerveillent plus, c’est peut-être ce qui différencie l’homme du robot, le robot peut gagner au jeu d’échecs et au jeu de go, ses diagnostics sont plus fiables que ceux des médecins, ses opérations plus précises, et surtout sa mémoire, son énorme mémoire (Big Data) dépasse infiniment celle de l’homme; on peut dire que l’IA (intelligence artificielle) est plus « forte» que l’homme, que le silicium l’emporte sur le génome, mais le silicium ne s’émerveille pas, comme il ne rêve pas.
Le développement technologique nous oblige à nous rapprocher de ce qui fait la noblesse et le propre de l’homme. Ce n’est pas la science.
L’IA dans ses banques de données en sait plus que n’importe quel groupe de savants et les découvertes à venir seront les résultats de ses calculs et « essais » de cohérence interactive avec son environnement toujours changeant.
Ce n’est pas la philosophie.
Les programmes de l’IA ont mémorisé toute l’histoire de la philosophie et il existe des robots ordinateurs philosophes capables de résoudre et de répondre à toute question d’ordre philosophique, sans angoisse, sans doute, sans incertitude.
Il y a même des programmes de méditation qui déconnectent le mental perturbé des malheureux humains de toutes formes de stress et de questions. On ne produit pas encore du repos éternel, mais presque, ce repos ressemble plus à l’amnésie et à la mort qu’à une véritable « béatitude» mais qui se soucie de « vraie béatitude»? Être délivré du stress et de la souffrance, n’est-ce pas là suffisant?
Si ni la science, ni la philosophie, ni la méditation ne sont le propre de l’homme; ni la raison, ni la question, ni l’absence de questions, quoi alors? Qu’est-ce que l’IA ne peut pas faire ou mieux faire à notre place par l’insertion de puces sages et savantes dans notre cerveau (comme le permettent les nanotechnologies) ?
La philocalie, qui est gratitude, émerveillement et célébration est l’exercice propre d’une humanité encore humaine. Le mot « philocalie », littéralement, veut dire « amour de la beauté ».
La beauté est ce qui ne se pèse ni ne se mesure, elle échappe à toutes les saisies, elle est de l’ordre de la gratitude, c’est-à-dire de la grâce.
La nature humaine est faite pour la grâce, l’homme debout n’est pas l’homme arrivé au terme de son évolution, il doit encore lever les bras, les lever vers le ciel, ou vers ce qui l’éclaire, l’oriente, le tire en avant, et lui échappe sans cesse afin que son évolution, sa maturation ou son perfectionnement soient sans fin et ne se figent pas dans une « augmentation » ou une « prolongation » à court terme.
L’homme noble est le témoin de la grâce d’être; comme l’univers il pourrait ne pas exister, il n’y a aucun hasard, aucune nécessité à son existence, il est tout entier suspendu avec tout l’univers à la grâce qui le fait être, loin de s’en effrayer, il s’en émerveille, et par la gratitude s’unit ou s’harmonise à cette grâce.
Si l’homme noble contemple la beauté dans l’immanence d’un corps, d’un paysage, d’un geste, c’est que son regard est dans l’Ouvert et que dans cette ouverture il ouvre le monde à son essence de gratuité, il « ouvre » l’amande et en révèle le fruit, par la philocalie, qui n’est pas connaissance objectivante comme la science, ou connaissance subjectivante comme la philosophie, mais connaissance « présentielle » participative.
Le drame de l’homme contemporain c’est qu’il a perdu son orient, son orientation vers la lumière, son « éros pneumatiké », il a perdu « l’œil du cœur » …
Mais il existe encore quelques êtres élégants, hommes et femmes, « ils habitent en poètes sur la Terre », ils ne se satisfont ni des objets, ni de leurs représentations (concepts ou images). Ils se souviennent ou ils cherchent une lumière qu’aucune ténèbre ne peut étouffer ou détruire.
Ils se tiennent droits dans leur axe qui relie le ciel et la terre, leurs actes ont une souplesse et une légèreté qui viennent du centre, ils chantent ou se tiennent en silence, ils savent dire « Oui » et « Merci » à tout ce qui est… Tant que de tels êtres existent, le monde existera …
Encore un temps, un peu de temps …