L'ARBRE À PALABRES Sagesse & beauté Santé & psycho

NARCISSE…


Une autre fois l’abbé dut servir d’arbitre entre le plus jeune des pères chargés de l’enseignement et Narcisse. Ils ne pouvaient se mettre d’accord sur un point du programme scolaire. Narcisse réclamait avec beaucoup d’insistance certaines modifications dans les études et savait du reste les justifier par des arguments convaincants, mais le père Lorenz, par une sorte de jalousie, ne voulait pas se rendre à ces raisons et toujours ils se remettaient à en parler. Des journées de bouderie et de silence maussade s’écoulaient alors jusqu’à ce que Narcisse, convaincu d’avoir raison, mît à nouveau la question sur le tapis. A la fin, le père Lorenz, un peu froissé, déclara:

 » Eh bien, Narcisse, nous allons mettre fin à la discussion. Tu sais bien que c’est à moi et non à toi de trancher la question. Tu n’es pas mon collègue, mais mon assistant, et tu dois te soumettre à moi. Mais je ne te dépasse pas en science ni en talent, si je suis ton supérieur hiérarchique, et puisque la chose te tient tant au cœur, je ne veux pas trancher le débat moi-même. Nous allons le soumettre à notre père l’abbé et le prier de décider.  »

Il en fut ainsi et l’abbé Daniel écouta avec patience et bienveillance les deux savants et leurs conceptions diverses de l’enseignement de la grammaire. Quand ils eurent fini d’exposer à fond et de justifier leurs opinions, le vieillard leur lança un regard plein de malice, secoua un peu sa vieille tête et dit:  » Chers frères, vous ne croyez sûrement ni l’un ni l’autre que je m’entends à ces choses aussi bien que vous. C’est bien de la part de Narcisse d’avoir à cœur les affaires de l’école au point de s’efforcer d’améliorer le programme scolaire. Mais si son supérieur est d’un autre avis, Narcisse n’a qu’à se taire et à obéir et toutes les améliorations scolaires ne compenseraient pas le mal qui naîtrait si, à cause d’elles, l’ordre et l’esprit d’obéissance étaient ébranlés dans cette maison. Je blâme Narcisse de n’avoir pas su céder. Et à vous deux, jeunes savants, je souhaite de ne manquer jamais de supérieurs plus bêtes que vous, il n’y a rien de meilleur contre l’orgueil.  »

Il les congédia sur cette innocente plaisanterie, mais n’oublia nullement, les jours suivants, d’avoir l’œil à ce que la bonne entente subsistât entre les deux maîtres.

Hermann Hesse
in Narcisse et Goldmund