L'ARBRE À PALABRES, Nature, écologie & société

DANS LA VERTE VALLÉE DE GILLES CLÉMENT


Reportage — La balade du naturaliste

Dans la verte vallée de Gilles Clément
23 août 2021

Un potager, une forêt, des prairies fleuries et la Creuse en toile de fond. Le vallon où jardine Gilles Clément est un émerveillement par tous les temps. Des papillons observés aux graines échangées, le paysagiste et botaniste nous a emmenés arpenter son domaine intensément vert.


Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.


La Vallée, Crozant (Creuse), reportage

Est-ce parce qu’on s’est égaré en route et qu’on pensait ne jamais arriver ? Quand on l’aperçoit enfin, la maison de Gilles Clément, blottie au creux de « La Vallée », comme il appelle son domaine de Crozant, semble tout droit sortie d’un conte. La chaumière des trois ours de Boucle d’Or, toute de pierre de taille et de bardeaux de bois, nichée dans l’exubérance verte de la pelouse, des buissons et du rideau d’arbres en toile de fond. Même le ciel gris et la pluie qui tombe dru n’arrivent pas à chagriner cette explosion de verdure.

À la fois ingénieur horticole, botaniste, paysagiste ou « jardinier », comme il aime se faire appeler, mais également enseignant à l’École nationale supérieure du paysage de Versailles et titulaire de la chaire de la création artistique au Collège de France, Gilles Clément a profondément renouvelé la réflexion sur la création de jardins et de paysages, en apportant un regard nouveau sur la nature et sa dynamique. Il est l’auteur de nombreux jardins, tels celui du Quai Branly, le parc André Citroën, ou dernièrement le toit de la base sous-marine de Saint-Nazaire.

La demeure de Gilles Clément. © Mathieu Génon/Reporterre

Il s’est installé dans son domaine de Crozant en 1977, mais son histoire d’amour avec la Creuse remonte à bien plus tôt. « Mes parents avaient une maison à un kilomètre. Je venais me promener à cet endroit quand j’avais cinq ou six ans. Je l’appelais la vallée du papillon, parce qu’il y avait beaucoup d’insectes », raconte-t-il à Reporterre de sa voix grave et lente, couvrant le crépitement des gouttes sur son immense parapluie. C’est en cherchant un endroit où cultiver son jardin qu’il a jeté son dévolu sur ce petit vallon, abandonné depuis une quinzaine d’années. « Ce qui m’a plu, c’est d’y voir des insectes et des papillons que je n’avais jamais vu ailleurs. Ensuite, il offre deux versants dont l’un protégé du vent du nord, où peuvent s’abriter les animaux. » Ajoutez à cela des hauteurs plutôt sèches et un fond de vallon granitique à l’humidité permanente, et vous bénéficiez d’une série de « micro-micro-biotopes où peuvent croître des plantes d’exigences climatiques différentes », apprécie-t-il : « Cohabitent là en bas les gunnera aux énormes feuilles, qui ont besoin d’humidité, et quelques mètres plus haut ce romneya coulteri, que j’appelle œuf au plat à cause de ses fleurs blanches au large cœur jaune, une plante de la famille des pavots de climat méditerranéen. »

Curieusement, plutôt que par le jardin, la visite commence par une prairie de cinq hectares que Gilles Clément a acquise vingt-cinq ans plus tôt. Une manière de nous faire comprendre que l’écrin dans lequel il s’inscrit compte autant que le jardin lui-même, et que l’art du jardin ne se limite pas à tailler des arbustes au cordeau. Là, le jardinier a semé à la volée des poignées de graines sauvages et n’est plus intervenu ensuite, sauf pour une fauche annuelle tardive. La morne pelouse, « très pauvre en diversité, il n’y avait qu’une sorte de graminée à vaches » s’est alors métamorphosée en une marée jaune de séneçons de Jacob, d’onagres et de molènes, avec par-ci par-là les taches violettes des mauves et des saponaires et blanches des achillées et des heracleum. La veille, Gilles Clément est venu y saluer un couple de chevreuils qui passait.

© Mathieu Génon/Reporterre

Il y fait aussi son inventaire annuel des espèces présentes — « pour des raisons que je ne m’explique pas, c’est très variable, j’ai eu une année où il n’y avait quasiment que du millepertuis et là je n’en ai presque plus ». Et, surtout, il y observe les insectes. « Je suis arrivé au jardin par l’entomologie. J’ai fait des missions entomologiques pour le Muséum national d’histoire naturelle dans plusieurs pays, en Afrique, à Madagascar. Puis j’ai arrêté, car pour réunir une collection, on tue. » Aujourd’hui, pas question de déranger le Tyria jacobaeae, un papillon rouge et noir inféodé au séneçon de Jacob, autrement qu’en l’admirant à travers des jumelles, depuis la plate-forme située à la lisière des arbres. « Une prairie comme celle-ci accueille une diversité que je ne peux pas avoir dans mon jardin, apprécie-t-il. C’est un complément essentiel. »

Tout comme la forêt dans laquelle il s’enfonce ensuite. Le terrain, où chuchote un petit ruisseau, descend en pente douce vers la Creuse. Dans cette vallée des peintres, où les arbres ont remplacé la bruyère violette de l’époque des impressionnistes, la retenue construite sur la rivière étale ses larges méandres dans un paysage d’un calme absolu. « Depuis que j’ai cinq ans, c’est ma baignoire, une baignoire de vingt-deux kilomètres. Hier encore, j’y suis descendu avec mon savon bio. Pas mal non ? » rit malicieusement le jardinier. Avant de poursuivre, plus sérieusement : « C’est pour cela qu’il est difficile de résumer ce lieu à sa partie jardinée. Il m’offre aussi cette vue, cette eau, ce paysage. C’est très rare et merveilleux. »

© Mathieu Génon/Reporterre

Retour au jardin. Pour le retrouver, on n’aura à pousser aucun portail. « Pas question, tranche Gilles Clément. Le vent ne connaît pas les clôtures, les animaux et les oiseaux non plus. Pourquoi leur interdirais-je le passage ! Parfois même, des humains se perdent et arrivent chez moi, mais ce n’est pas grave. » En guise de barrière, l’entrée de la Vallée n’est indiquée que d’un panneau indiquant « Propriété des oiseaux » en roumain. « L’an dernier, c’était écrit en italien, et l’année d’avant, en français », sourit-il.

On fait un petit crochet par le potager. « C’est un peu le bazar. Cette année, avec toute cette pluie et cette chaleur, j’ai été débordé par le jardin au détriment des légumes », constate Gilles Clément en embrassant du regard brocolis, pommes de terre, oignons et tomates. De courtes feuilles bien vertes à l’odeur piquante attirent particulièrement son attention. « C’est de la roquette sauvage, j’en ai partout dans le jardin. La cultivée ne donne rien et elle n’a pas beaucoup de goût. » De toute manière, hors de question pour le jardinier d’acheter des graines vendues sur catalogue. « Il y en a de moins en moins de variétés. Après les avoir semées, il faut les aider avec de l’eau, tout un tas de produits. On est dans l’artifice et la dépense. » Il préfère échanger des semences de variétés locales avec ses voisins, dont certains sont d’anciens élèves devenus paysagistes.

De la même manière, les pesticides n’ont pas droit de cité sur son domaine. « J’ai un voisin qui applique du glyphosate sous ses clôtures électriques. Depuis, on ne trouve plus un seul champignon dans le bois d’à côté. À cause d’une culture de maïs à côté, le Tyria jacobaeae a quasiment disparu de ma prairie pendant toute une période. Alors ces histoires de bandes sans pesticides de cinq ou dix mètres, c’est tout simplement monstrueux. »

© Mathieu Génon/Reporterre

Pour Gilles Clément, jardiner n’est pas contraindre, mais « aller avec », explique-t-il au bas du vallon, près du ruisseau et d’immenses berces du Caucase dont les ombelles fanées se balancent doucement sous la pluie. « Ce sont elles qui m’ont appris le jardinage et inspiré cette idée du jardin en mouvement. Elles sont thérophytes, à cycles courts, et vagabondes : leurs graines sont transportées par le vent et les animaux et on ne sait jamais où elles vont réapparaître d’une année sur l’autre. »

Le jardinier ne peut que composer avec cette nature vivante et imprévisible. « C’est ce que j’appelle la cosignature entre le concepteur ou la conceptrice du jardin, la nature, qui fait que certaines plantes ne se développent pas comme on l’aurait imaginé ou que d’autres arrivent qu’on n’attendait pas, et le jardinier — pas le technicien de surface ; le vrai, qui connaît les plantes. C’est le domaine du Rayol, que j’ai fait dans le Sud, qui illustre le mieux selon moi ce travail. » Son jardin de Crozant lui a ainsi réservé son lot de surprises. Même le ruisseau a changé de lit, déplacé par l’érosion liée au remembrement de champs en surplomb.

© Mathieu Génon/Reporterre

Reste à jouer de ce mouvement perpétuel, en y imprimant son regard. C’est ce qu’a fait Gilles Clément sur le versant sud, autour de la maison. « On voit un contraste entre des plantes qui sont maîtrisées et taillées — des charmes, deux trois arbustes à feuillage persistant comme le laurier-sauce et l’oranger du Mexique — et d’autres qui poussent en toute liberté. Je pense que si je n’intervenais pas du tout en taillant, il y aurait une confusion de lecture. Alors que là, on voit à peu près clair dans l’interprétation du jardin. » S’y épanouissent des végétaux qu’il a choisis parce qu’ils sont à l’aise dans la terre acide que produit le granit.

« Tout est lié à la relation entre la plante, le climat et le terrain, poursuit-il. Il faut réfléchir à comment jardiner sans dépenser d’énergie : de l’eau, de l’électricité, du temps exagérément… Quand je faisais des jardins pour des particuliers en région parisienne, j’ai trouvé complètement aberrant qu’on me demande de planter des rhododendrons dans des sols calcaires : pour les maintenir, il fallait leur acheter de la terre de bruyère très coûteuse, sans quoi ils se sclérosaient et mourraient ! »

Mais là encore, la nature peut réserver des surprises. Avant de rentrer se mettre à l’abri de la pluie, Gilles Clément tient à saluer son Katsura, une essence japonaise. « On l’appelle aussi arbre au caramel, parce qu’il sent le sucre chaud à l’automne. Je l’ai planté quand il n’était pas plus haut que moi. Quand je l’ai acheté, on m’a dit qu’en Europe il ne dépasserait pas dix mètres. Il doit en faire vingt-cinq aujourd’hui ! »


publication originale et reportage photographique : Reporterre.net


 

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