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L’ÉCOOLOGIE PASSE PAR LA TRANSFORMATION DE SOI

L’heure n’est plus au déni : notre tâche est de substituer à une anthropologie qui n’a pas offert de contrepoids à l’économisme une autre philosophie du sujet. Nous devons repenser l’individu et notre existence débordée par celle des autres, passés, présents, futurs, humains et non-humains.

 

Par Corine Pelluchon, professeure de philosophie, à l’université de Franche-Comté
in Libération — 12 octobre 2015

 

La protection de la biosphère et de la biodiversité, le souci pour les générations futures et pour les conditions de vie des animaux et l’aide aux pays pauvres s’imposent comme de nouvelles finalités du politique qui s’ajoutent aux devoirs classiques de l’Etat, à la sécurité ou à la conciliation des libertés individuelles et à la réduction des inégalités. Toutefois, si l’on veut que ce programme ambitieux soit autre chose qu’un vœu pieux, il est indispensable que chacun se transforme. Tant que les motivations des individus ne seront pas prises en compte, les réglementations préconisées pour réduire notre empreinte écologique seront ressenties comme des contraintes extérieures. Chacun tentera de s’y soustraire et jamais les normes orientant les politiques publiques ne seront décidées de manière démocratique. Personne ne consentira à changer ses habitudes de consommation s’il n’y trouve pas une forme d’accomplissement de soi. Bien plus, sans un profond remaniement de l’image que nous avons de nous-mêmes, il ne peut y avoir de transition vers un autre modèle de développement où l’économie, mise au service des hommes, n’est plus l’ennemie de la nature et des autres vivants.

Cessons d’employer les mots de «morale» et de «valeurs». Car la transformation dont il est question ne concerne pas les croyances individuelles ni le domaine des mœurs. Il s’agit de se placer à un niveau plus universel qui est celui de l’anthropologie, c’est-à-dire de la conception de l’homme dans son rapport à lui et à l’autre que lui.

Sommes-nous coupés des autres, définis principalement par une liberté conçue comme arrachement à la nature et comme projet ou projection de soi ? Les liens sociaux se réduisent-ils à des rapports de concurrence et de domination ? Ou bien la notion d’individu n’est-elle qu’une fiction théorique utile que l’on a eu tort de considérer comme une peinture exacte de l’humaine condition ?

Pour accorder à tout être humain des droits, quels que soient son ethnie, son genre, sa fonction sociale, il était nécessaire de penser un individu détaché de ses appartenances et œuvrant comme bon lui semble à sa propre conservation, pourvu qu’il ne menace pas la vie et la liberté des autres. Mais, à mesure que ce concept opératoire a été pris pour la réalité, nous avons gommé une vérité liée à la matérialité de notre existence : nous sommes des êtres relationnels et la nature, loin d’être un simple décor de l’histoire ou un tremplin pour notre liberté, en est la condition.

Quand nous réfléchissons au fait que nous sommes nés, qu’il y a le trouble de plusieurs vies derrière la nôtre, et que nous décrivons l’acte de manger en rendant visibles tous ces convives invisibles qui transmettent les traditions culinaires, produisent la nourriture ou subissent les conséquences de nos choix alimentaires, nous voyons bien que ne sommes jamais seuls. L’individu est une abstraction. Notre existence est débordée par celle des autres, passés, présents, futurs, humains et non-humains. Enfin, à l’âge des technosciences et depuis la bombe atomique qui met en péril toute forme de vie, nous sommes pour ainsi dire les parents des générations futures.

Une pensée étrangère au dualisme entre nature et culture, esprit et corps, raison et émotion s’invente. Le rapport aux nourritures, qui sont les choses naturelles et culturelles dont je vis, exprime mon rapport à moi-même et aux autres. Par mes choix de consommation et la manière dont j’habite la Terre, je dis quelle place j’accorde aux autres êtres.

Que s’est-il donc passé pour que nous acceptions le règne sans partage du profit qui explique que le travail soit organisé indépendamment du type de biens ou de services et au mépris de la valeur des êtres, humains et non humains, impliqués? Pourquoi l’économisme a-t-il triomphé dans les démocraties qui avaient conquis les droits de l’homme et affirmé la souveraineté d’un sujet qui est aujourd’hui tellement rivé à lui-même, tellement convaincu de n’être qu’une force de production et de consommation, que son rapport au monde comme création est brisé ?

Le judéo-christianisme n’est pas à l’origine de la crise environnementale. Dans la Bible – et c’est encore vrai chez Descartes, qui écrit que les choses n’ont pas été faites pour nous -, l’être humain est le jardinier ou l’intendant de Dieu. La posture despotique de l’homme dominant la nature et les autres vivants auxquels il ne reconnaît qu’une valeur instrumentale est relativement récente. Elle apparaît surtout avec la révolution industrielle qui est solidaire d’une philosophie enjoignant chacun à rechercher son bien-être dans un contexte où les ressources semblent infinies. Cette représentation de la nature comme d’une géante à maîtriser, c’est-à-dire d’une force menaçante qui est aussi un réservoir de ressources, et de l’homme comme du prolétaire de la création, luttant pour sa survie par la technique et la science, caractérise les Lumières.

Même si nous devons sortir de ce schéma de pensée, il serait injuste de dire que les Lumières sont responsables de la situation actuelle. Aujourd’hui, nous vivons une crise écologique, économique et sociale qui est aussi une crise de la subjectivité. Elle nous confronte aux conséquences terrifiantes d’un modèle de développement reposant sur des prémisses erronées. L’heure n’est plus au déni ; notre tâche est de substituer à une anthropologie qui n’a pas offert de contrepoids suffisamment solide à l’économisme une autre philosophie du sujet.

Dans une conception relationnelle du sujet, les êtres humains et les entreprises sont situés dans un écosystème. Leur prospérité ne peut être identifiée au profit, c’est-à-dire au seul bénéfice que des particuliers retirent d’une activité. Toutefois, on ne pourra pas changer de modèle économique si l’on omet d’analyser les raisons de son succès. Car ce système, en s’appuyant sur des affects comme la vanité, le désir de posséder des biens rares que les autres n’ont pas les moyens d’acheter, encourage la production d’objets toujours plus sophistiqués et gourmands en énergie. Il crée grâce au marketing des besoins artificiels qui comblent provisoirement notre vide intérieur. Il renforce ainsi la division entre les individus et l’addiction à la consommation qui l’ont rendu possible. Dans une telle logique, les biens privés sont préférés aux biens publics, le gaspillage n’est pas une faute et chacun ne vit que pour soi, divisé et sous le regard constant des autres qu’il envie.

Au contraire, il suffit d’être attentif aux initiatives locales visant, par exemple, à promouvoir une agriculture et un élevage respectueux des vivants pour voir qu’elles s’accompagnent chez ceux qui les conduisent du sentiment de vivre mieux avec et par les autres, et du retour de la confiance. Le souci de soi est inséparable du souci des autres et de l’amour de la nature. L’accomplissement de soi n’est ni égoïsme ni mysticisme, mais eudémonisme, c’est-à-dire que le bonheur passe essentiellement par la certitude de mener une vie bonne, conforme à ce que l’on peut faire de mieux ici et maintenant. Aussi la joie demeure-t-elle, même quand les conditions extérieures compromettent la satisfaction.

La paix ne saurait être la quiétude dans un monde aussi inquiétant que le nôtre. Lorsque les dégradations infligées à l’environnement font mal comme font mal la laideur morale et la vulgarité et que l’on souffre de la souffrance des bêtes, le bonheur comme confort personnel est sacrifié. Pourtant, la crise actuelle peut être l’occasion de choisir parmi les multiples fins qui sont proposées celles qui ont du sens pour soi et pour le monde commun. On peut ainsi trouver l’énergie nécessaire pour prendre ses responsabilités dans chacun de ses actes, petits et grands. Seuls des êtres capables de dire dans quelle société ils veulent vivre peuvent exiger des représentants qu’ils mettent en place des politiques adéquates et tirent les leçons des solutions ayant fait leurs preuves sur le plan local.

 

Dernier ouvrage paru : «Les Nourritures. Philosophie du corps politique», Le Seuil, 2015.
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Lien vers la publication originale: 
http://www.liberation.fr/planete/2015/10/12/l-ecologie-passe-par-la-transformation-de-soi_1402678

 

 

 


 

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