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L’ÉTÉ MEURTRIER

L’été meurtrier
réflexions au chevet d’une planète malade

par Patrick Shan
automne 2003

Cet été résume toute l’histoire d’une planète souffrante des enfants qu’elle porte. Des enfants qui épuisent ses ressources, empoisonnent sa chair, assèchent sa surface, et qui s’étonnent de périr ensuite, étouffés par sa chaleur, noyés par ses larmes, écrasés par ses soubresauts.

Chaque année, et dans toutes les régions du monde, des hommes, des femmes et des enfants sont les victimes impuissantes de  » catastrophes naturelles « . Chaque année, un nouveau record est battu -de chaleur ou de précipitations-, une nouvelle encoche est gravée sur les échelles de Beaufort ou de Richter. Chaque année, les médias se font les témoins résignés ou outragés de ces catastrophes (le caractère anecdotique ou dramatique du témoignage étant, vous l’avez remarqué, davantage fonction de la proximité du drame que de sa gravité effective). Cette année, à l’instar d’autres régions du globe où les morts se comptent par dizaines de milliers, la canicule a également frappé à nos portes, ouvrant la voie à d’exaspérantes polémiques  » anthropoliticiennes  » à propos du manque de structures et de réflexes face à la situation. Et comme toujours, noyé dans l’urgence du moment, un silence médiatique assourdissant concernant les causes profondes du phénomène,  » imprévisible « ,  » exceptionnel « . Comme chaque année…

Vous souvenez-vous de notre mémorable passage à l’an 2000, année des tempêtes, de l’Erika et du fameux Bug ? Voici quelques lignes d’un article paru à l’époque, et qui conservent aujourd’hui toute leur actualité, pour peu que l’on y remplace l’eau par le feu…

 » Comme prévu, les hommes ont fait la fête. Malgré les tremblements de terre et les tempêtes, malgré les marées noires pétrolières et les nuits blanches informatiques, en dépit des conflits qui continuent tout autour du globe, on s’est embrassé, en se souhaitant bonheur, santé, et courage dans l’adversité. Quelle adversité ? Bien sûr, et en premier lieu, celle d’une nature hostile, qui semble s’être acharné ces derniers temps à détruire vies humaines, arbres, maisons, pétroliers et pylônes électriques. Dans ses voeux de nouvel an, un présentateur météo a formulé un voeu touchant :  » que la terre écoute enfin les prières des hommes « . Voilà un point de vue très humain. Trop humain. Car il faut être sourd pour ne pas entendre le message que la terre elle-même vient de nous crier, imploration silencieuse à des enfants terribles qui ne cessent de réchauffer son atmosphère, d’épuiser ses ressources et de polluer sa surface. Il faut être aveugle pour ne pas lire dans le marc de pétrole déposé sur ses côtes, la menace que fait peser l’espèce humaine sur toutes les autres formes de vie. Il faut être frappé d’amnésie pour ne pas établir de parallèle flagrant entre l’aventure industrielle de ce siècle, et des phénomènes climatiques  » plus exceptionnels  » chaque année. Simple effet d’une sur-médiatisation, diront certains. Ceux-là n’ont sans doute pas perdu leur maison dans l’ouragan, ni trouvé de crevettes tropicales dans les filets de pêche bretons… Oui, l’humanité commence à subir des revers de la part de la nature. Mais à qui la faute ? Qui doit prier qui ? Connaissez-vous l’histoire de ce cultivateur rendu aveugle par une giclée de pesticide qui lui était revenue dans les yeux alors qu’il l’épandait dans son champ ? A chaque fois qu’il se souvenait de cet accident, sa conclusion était :  » saleté de vent ! « … Coquin de sort, sans doute. Mais drôle de drame, aussi, que celui d’une espèce qui empoisonne l’air qu’elle respire, l’eau qu’elle boit, la terre qui la nourrit, et qui vient ensuite se plaindre du temps qu’il fait ! Nous sommes en train de couler lentement le bateau qui nous porte, et nous nous étonnons que le niveau des eaux monte. Nous craignons le bug informatique, mais nous avons oublié qu’il n’est qu’un prolongement du bug humain. 

Oui, cette fin d’année -et de siècle- aura été dure pour tous. Mais à travers le sifflement du vent, le craquement du bois, le déferlement des vagues et le cri des oiseaux englués, en tendant l’oreille, voici ce que l’on aurait peut-être pu entendre :

 » S’il vous plaît, cessez de me faire du mal, en croyant vous faire du bien. Ce que vous me faites, vous le faites à vous-mêmes. Ce sont de vos blessures à ma surface que naissent vos maladies. N’oubliez pas que vous êtes mes enfants, et qu’un enfant ne survit pas longtemps si sa mère est malade.

Cessez de vous faire du mal entre vous, si vous le pouvez. Je sais que les enfants n’ont pas tous le même caractère, mais n’oubliez pas que vous êtes une même famille, embarquée sur un fragile rocher bleu flottant dans l’espace.

Enfin, cessez de jouer avec la vie. Au lieu de chercher à la manipuler ou la prolonger à tout prix, entretenez-la simplement, comme je vous entretiens. Sachez que la vie ne vous appartient pas, c’est vous qui lui appartenez. Rappelez-vous plutôt d’où vous venez, et où vous retournerez. Comprenez que toutes choses se tiennent, et que toute forme de vie est sacrée.

Ecoutez ma prière, et regardez un peu mieux comment les choses se passent. Vous verrez que je ne suis pas hostile, et que mes réactions ne sont que les fruits de vos actes. « 

Ce message du vent, les sages africains, amérindiens, tibétains, australiens l’ont depuis longtemps entendu, et répété. En vain. Leurs forêts luxuriantes sont devenues des coupes à blanc, leurs vastes prairies, des champs de monoculture stérile, leurs cimes immaculées, des carrières à ciel ouvert, leurs océans généreux, des dépotoirs. Nous avons oublié que la terre est une créature vivante, qu’elle est notre mère, et que nous lui avons infligé bien des souffrances. Elle ne nous a jamais trahi. Ce serait à nous de lui demander pardon, et de changer nos mauvaises habitudes avant qu’il ne soit trop tard. A moins qu’il ne soit trop tard ? L’homme blanc,  » l’homme termite  » comme le nomment certaines peuplades, a bâti sa prospérité sur l’accaparement des biens des autres peuples et sur la ruine de la création. Tant que les sécheresses, les inondations, les tornades et les famines sévissaient au loin, sur des terres par lui déjà désertifiées, il n’en avait cure. Maintenant que l’Europe a connu une grave crise d’hémiplégie, et que sa propre famille se retrouve les pieds dans l’eau et la bougie à la main, peut-être va-t-il prendre conscience, et commencer à se poser les bonnes questions. Et, avec tout le génie dont il est capable, trouver une meilleure réponse que :  » Saleté de vent ! « … (1)

Trois ans après, que dire de plus, sinon que rien, visiblement, n’a bougé ? En dépit de l’appel à une insurrection des consciences, au militantisme lucide pour une  » décroissance soutenable  » de quelques visionnaires comme Pierre Rabhi ; en dépit de la naissance du mouvement alter-mondialiste, sursaut symbolique d’une écologie mondiale moribonde ; en dépit de preuves scientifiques et statistiques accablantes (2), la fatalité continue officiellement d’avoir bon dos, et la leçon ne porte toujours pas. Comme toujours, on donnera raison à tous ces gens  » après « , si après il y a… En attendant, seul le discours économique compte, et une seule chose importe : que les affaires continuent.  » Terre en solde. Profitez-en avant fermeture définitive !  » Nous assistons, impuissants, à une mise en faillite accélérée de la planète et de ses habitants par une infime minorité d’entre eux, qui nous vendent le mythe de la  » croissance durable « , tout en le limitant dans les faits à leur personne et à leur génération. Nous continuons de prendre pour modèle de vie celui des  » Etats-Autistes d’Amérique « , qui sous la férule d’un Président et d’un gouvernement sponsorisés par les grandes entreprises (3), dévorent à eux seuls et en toute impunité quelques 40% des ressources de la planète, piétinent les accords mondiaux sur la réduction des émissions de dioxyde de carbone, et font une prétendue  » guerre au terrorisme  » qui sent le pétrole à plein nez.

Non, vraiment, il n’y a rien à dire de plus. Sinon à répéter une fois encore, et hélas avec un espoir toujours plus faible d’être entendu, que les innocentes victimes de cet été sont avant tout les tristes symptômes d’une planète malade de ses enfants. Et que ces quelques  » poissons hors de l’eau  » ne sont que les timides prémisses d’un ethnocide autrement plus important, si rien n’est fait rapidement. Au lieu d’accabler le ciel, au lieu de s’en prendre au manque de climatisation ou de chambres froides (!), au déficit d’infirmières ou aux politiciens en vacances, nous ferions bien de réaliser la signification profonde de cette alerte, qui stigmatise une fois de plus le fait que nous sommes les artisans inconscients et acharnés de notre propre malheur et de notre propre disparition. Brecht a déjà écrit notre histoire posthume :

 » Ils sciaient les branches sur lesquelles ils étaient assis, tout en se criant leur expérience l’un à l’autre pour scier plus efficacement. Et ils chutèrent dans les profondeurs. Et ceux qui les regardaient hochèrent la tête et continuèrent de scier vigoureusement.  » (4)

Au lendemain de cette canicule historique -et à la veille, j’en fais le pari, de quelque prochaine mousson ou tempête diluvienne-, la question du réchauffement planétaire et de ses causes devrait se poser dans tous les médias de la façon la plus aiguë. Au lieu de cela, tout ce qui parvient à nos oreilles, ce sont des invectives stériles, des mesures d’urgences d’un anachronisme révélateur (comme celle consistant à relever le seuil limite de température des eaux de refroidissement des centrales nucléaires, plutôt que de procéder à des coupures d’électricité) et des tremolos du charity business, régulièrement entrecoupés, comme il se doit, par des publicités pour davantage de croissance et de consommation. Autant d’émissions au travers desquelles il me semble parfois entendre la voix subliminale de nos économistes et de nos entrepreneurs, en train de susurrer :  » Pas assez de morts, mon fils « …

Afin de terminer néanmoins cet article sur une note optimiste, je propose au lecteur qui souhaiterait ne pas rester inactif face à cette situation, ce petit jeu à la portée insoupçonnée :

1. Commencez par réaliser profondément le fait que vous faites partie intégrante de la Terre : observez d’où vient votre corps, votre souffle, votre sang, et où ils retournent. Voyez la ressemblance de fonctionnement entre celui-ci et l’écosystème. Attention, ceci n’est pas de la philosophie, mais de la physique !

2. Tout comme la goutte d’eau est l’océan, considérez que vous êtes vous-même la Terre, et écoutez les actualités de ces enfants humains que vous portez depuis si longtemps en votre sein. Observez leurs décisions politiques, économiques, militaires, et voyez comme c’est effrayant, pour vous comme pour eux !

3. Déterminez ce qui, dans vos propres décisions et actions, contribue à faire du bien ou du tort, que ce soit à vous-même, à vos semblables, à la terre et aux différentes autres formes de vie qu’elle abrite et nourrit.

4. Prenez une décision ferme : refusez de participer directement ou indirectement à toute décision ou action qui irait dans un sens nuisible à vous-mêmes, à autrui, à la terre.

5. Transmettez ce jeu à tous ceux qui ont l’âge d’y jouer,  » pour de vrai  » ! Pour les y aider, vous pouvez leur raconter cette histoire qu’affectionne Pierre Rabhi :

 » Une forêt est ravagée par un incendie. Tous les animaux s’en sont enfuis, et regardent de loin, dépités, leur habitat brûler. Seul un petit colibri continue de s’activer, faisant des allers-retours entre une mare et les arbres en feu, au-dessus desquels il lâche à chaque voyage une goutte d’eau. Incrédules, les autres animaux lui demandent : Mais que fais-tu ? Le petit colibri répond : Eh bien, je fais ma part ! « 

Et n’oubliez pas de me prévenir, le jour où ce jeu arrivera jusqu’à Mr Bush !

 

(1) Patrick Shan, extrait de  » Les Vœux de Grand’Mère Terre « , article paru dans Bouddhisme Actualité de janvier 2001.
(2) Ecocide, une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, de Franz J. Broswimmer, Ed. Parangon. A lire d’urgence !
(3) Michael Moore, Stupid White Men, paru en France sous le titre Mike contre-attaque, Ed. La Découverte.
(4) Berthold Brecht, Gedichte V (Frankfurt am Mein : Suhrkamp Verlag, 1954)

 

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