L'ARBRE À PALABRES, Nature, écologie & société, Sagesse & beauté

SURVIVRE À LA RENTRÉE MOROSE


Le philosophe Fabrice Midal nous aide à survivre à une rentrée morose

Entre incertitudes sur le présent et peur du lendemain, septembre a mauvaise mine. Le philosophe Fabrice Midal lui donne un coup d’éclat en tordant le cou aux fausses bonnes résolutions.


MidalDrôle de rentrée, fichu septembre, maudit virus ! Au travail, à l’école, dans les moindres recoins de l’organisation de la vie quotidienne, l’incertitude règne. Circuler librement, jusqu’à quand ? Les bureaux et les établissements scolaires resteront-ils ouverts ? Que nous réservent la crise économique, le risque de fronde sociale, la catastrophe écologique ? Mais nous sommes vaillants, courageux, et puis il faut y aller ! Dans ces cas-là, on cherche des tactiques pour reprendre de l’élan, limiter la casse, moins souffrir des circonstances. Chacun son mantra, son stratagème, ses résolutions. Le hic ? Au lieu de nous soulager et de nous libérer, parfois nos bonnes intentions nous plombent un peu plus. Voilà ce qu’on réalise en lisant le nouvel ouvrage simple et radical de Fabrice Midal « Comment rester serein quand tout s’effondre » (éd. Flammarion/Versilio). Démonstration avec six idées dans l’air du temps, commentées par le philosophe. Pour aller mieux, on se dit qu’il vaut mieux…


Renoncer à l’espoir

L’idée : le monde va dans le mur, tout est foutu, il faudrait être aveugle et sourd pour espérer encore que les choses s’arrangent…

Le commentaire de Fabrice Midal : « C’est vrai, notre temps liquide l’espoir. Mais comment avoir l’élan pour attaquer sa journée, s’occuper de ses enfants, si l’on est dans le dés-espoir ? On confond l’espoir avec la certitude que tout va bien se passer. Or, le génie de l’espoir, c’est l’inverse : parier sur la vie, même dans l’incertitude. Luther écrit : “Si l’on m’annonçait que la fin du monde est pour demain, je planterais quand même un pommier.” D’un point de vue logique, c’est absurde, mais c’est ainsi qu’il maintient le sens profond de son humanité. Si c’est la fin du monde demain et que mon enfant se blesse, vais-je penser que ce n’est pas la peine de le soigner, de le prendre dans mes bras, de l’apaiser ? L’espoir, c’est faire jaillir le meilleur de ce qui fait notre humanité, quelles que soient les circonstances. Il est plus rationnel qu’on ne le dit, puisqu’on ne peut pas prévoir l’avenir. Personne n’a prévu le coronavirus, personne n’avait prévu en 1940, comme le rappelle souvent Edgar Morin, que l’entrée en guerre des Américains en 1941 et l’échec des troupes allemandes sur le front russe en 1943 allaient inverser le cours de l’histoire. Si on doit réhabiliter l’espoir, ce n’est pas parce que “ça ira mieux demain”, mais parce que nous sommes des êtres humains, et qu’en manifestant notre humanité nous avons un rôle à jouer, sans aucune garantie, mais en faisant du mieux possible. On est asphyxié par l’idée qu’il serait vain, irrationnel et infantile. L’espoir, c’est le contraire de l’infantilité : être adulte, c’est savoir qu’il y a des limites, des choses que l’on ne sait pas, que l’on ne maîtrise pas, et avancer quand même. »

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Apprendre à lâcher prise

L’idée : si nous étions plus zen, plus détachés, si nous mettions plus à distance ce qui nous arrive, nous souffririons moins…

Le commentaire de Fabrice Midal : « La morale du détachement est une idée complètement abstraite, éthérée. L’autre jour, j’ai dû subir une opération. J’étais inquiet, et, juste avant, à ma grande surprise, j’ai pleuré. Mon premier réflexe a été de m’en vouloir. Mais pourquoi ? Pourquoi serait-on en faute d’être humain parce que c’est dur, qu’on est triste, angoissé ou en colère ? Pourquoi ne commence-t-on pas par accueillir ce que l’on vit ? Derrière l’injonction au détachement, il y a l’idée que nos émotions sont des chiens auxquels on devrait lancer des chaussures pour qu’ils arrêtent d’aboyer. Le résultat, c’est qu’ils vont devenir de plus en plus violents, jusqu’à nous attaquer à force de se faire taper dessus. Nos émotions sont plutôt comme de tout petits enfants qui ont besoin qu’on les prenne dans nos bras, qu’on leur donne à la fois une sécurité et un cadre. Ça, c’est un rapport intelligent envers nos peurs, nos colères, nos difficultés. Le conseil de lâcher prise n’a jamais aidé personne, pour la simple raison que l’on n’y arrive pas et qu’on se trouve encore plus nul. La sagesse, pas toujours facile, c’est plutôt d’accueillir nos émotions pour pouvoir les transformer. C’est la seule manière de retrouver des forces. Si je suis en colère, c’est bien qu’il y a une raison ! Il est plus utile d’écouter ce que cette colère vient me dire. Si tout le monde lâchait prise, on serait une société de gens complètement impuissants, des Oui-Oui satisfaits d’eux-mêmes et on n’avancerait nulle part. Cette injonction si commune cache un désir de contrôle total sur soi-même. Le néolibéralisme n’est pas seulement un modèle économique délétère : nous l’avons intégré à notre propre psyché pour être toujours plus performant et transparent, sans émotion, sentiment ou aspérité. Cela nous tue. Il est temps d’avoir le courage de regarder la manipulation de ce rapport à nous-mêmes. »

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Positiver coûte que coûte

L’idée : moins parler de ce qui va mal pour ne pas se laisser engloutir dans nos problèmes, rester positif, voir le verre à moitié plein…

Le commentaire de Fabrice Midal : « C’est une forme d’unilatéralité fanatique et totalitaire. Dans la société que décrit Orwell dans “1984” règne la pensée unique : interdiction de questionner quoi que ce soit, rien de négatif… Pourtant, nous avons appris à l’école à réfléchir en faisant une thèse, une antithèse et une synthèse. Le passage par le négatif est la seule manière d’arriver à entrer en rapport avec le réel. C’est cette confrontation qui nous permet de donner corps à nos idéaux, nos aspirations, et à retrouver nos moyens d’action. Le nier, c’est le totalitarisme et c’est la mort. Un monde dans lequel aucun conflit n’est autorisé est un monde mortifère. Le conflit est sain parce qu’il permet d’inventer de nouvelles manières de fonctionner. Si on est heureux de nager ou de faire du ski, comme le démontre génialement Sartre dans “L’Ètre et le Néant”, c’est parce qu’il y a une résistance de l’eau ou de la neige. Sans le risque de couler, on n’aurait aucun plaisir à nager. Cette résistance surmontée rend l’expérience jubilatoire. Ne pas vouloir voir les problèmes, c’est se condamner à l’impuissance. Or, chercher des solutions nous permet de développer une créativité et des ressources que l’on ne croyait pas avoir et c’est parfois très joyeux. Il est temps de sortir du sentiment d’impuissance dans lequel nous sommes maintenus, des injonctions à la passivité qui nous étreignent. »

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Ne rien oser, rester prudent

L’idée : tout est si chaotique, incertain, ce n’est pas le moment de prendre des risques, il vaut mieux tout faire comme avant…

Le commentaire de Fabrice Midal : « Hannah Arendt écrit qu’une “crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites”. L’idée qu’il ne faudrait rien changer, faire ce que l’on connaît déjà, est un préjugé majeur. On voit bien que, depuis le confinement, beaucoup de choses ont changé. Rien n’est jamais pareil, et s’agripper à ce que l’on connaît déjà ne nous aide en rien. Au contraire, en cas de crise, il vaut mieux comprendre ce qu’il faut changer pour surmonter les difficultés. Un prof, par exemple, ne peut pas avoir le même rapport à l’enseignement s’il a une classe devant lui ou s’il est devant un écran… Ce qui semble d’abord une catastrophe peut devenir une occasion d’inventer de nouveaux possibles, à condition d’accepter d’être pendant un moment dans une insécurité profonde, de ne plus savoir, d’être perdu, puis d’aller contre ses croyances, de tenter quelque chose. Croire que l’on peut être heureux ou apaisé en restant statique, c’est oublier que la vie est toujours en mouvement. Cela repose sur une forme de crispation et de panique extrêmement profondes. La joie se trouve en acceptant d’entrer dans le mouvement, en nous ajustant aux situations.

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Se réfugier dans une bulle

L’idée : le monde est trop dur, il vaut mieux se couper de tout, rêver à de belles choses en attendant que ça s’arrange…

Le commentaire de Fabrice Midal : « Depuis les stoïciens, on imagine le sage comme quelqu’un qui vit dans sa tour d’ivoire, bien à l’abri du monde. Ce modèle s’est infiltré dans toute la culture occidentale, pourtant il est erroné : la vraie sagesse est d’apprendre à dialoguer avec notre réalité. On imagine qu’on serait plus heureux en restant dans sa bulle, mais, à un moment, on finit par étouffer et on finit par se nécroser. Les difficultés de la vie nous permettent, au contraire, de nous déployer. Quand j’ai publié mon premier livre, mon prof de philo, qui comptait beaucoup pour moi, m’a dit : “Ça ne va pas du tout. Tu fais le bon élève, mais je ne vois pas l’intérêt.” J’ai reçu une des plus grandes claques de ma vie. Je lui en suis tellement reconnaissant ! Il m’a montré que je devais travailler davantage pour oser dire quelque chose de vraiment profond. C’est une leçon qui m’a fait progresser, grandir, oser. C’est cela, le réel. C’est toute l’histoire de l’humanité, traversée à toutes les époques par des crises et des catastrophes. Nos ancêtres se sont retroussé les manches pour inventer des choses qui semblaient inconcevables, et c’est ce qui fait que nous sommes là aujourd’hui. En sortant de ma bulle asphyxiante, je vais prendre des claques, être déçu, triste, en colère… Mais je vais aussi grandir, avancer, faire des découvertes, rencontrer la chance. Nous ne sommes pas des enfants impuissants. On est grand, on va pouvoir se relever pour inventer de nouveaux possibles, et c’est cela qui va nous rendre heureux. »

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Tout plaquer et partir vivre à la campagne

L’idée : cette vie n’a pas de sens, je vais aller cultiver des légumes, au moins cela sera plus utile et plus authentique…

Le commentaire de Fabrice Midal : « C’est une illusion très répandue, qui repose sur l’idée qu’on irait mieux en fuyant nos problèmes pour un ailleurs qu’on idéalise. Elle pose une question décisive : quelle est ma vocation, quel est mon désir profond ? Comment m’autoriser enfin à faire ce dont j’ai envie ? Nous avons trop souvent négligé ce questionnement, tant nous sommes pris par ce néolibéralisme psychique qui fait que nous nous sommes pliés aux injonctions pour être de bons soldats efficaces… C’est pour aider les gens à se mettre à l’écoute de leur vrai désir que j’enseigne la méditation, et c’est l’une des choses avec laquelle ils ont le plus de mal, comme s’il y avait un interdit. Phénomène propre à l’époque, beaucoup d’entre nous ignorent la nature de leur véritable désir. Alors, des désirs fabriqués, par la société ou la peur, prennent la place. Tout quitter pour la campagne est peut-être très bien pour certains ! Mais, le plus souvent, c’est un désir idéalisé qui vient comme une consolation à notre frustration, et la croyance que, ainsi, nous serons libérés de tous nos problèmes. Pourtant, à épouser un désir qui n’est pas le nôtre, on risque de se fracasser contre la réalité. Car, dans la vie, il y a toujours des problèmes, des cons, des trahisons, des enfants qui pleurent au mauvais moment… Est-ce qu’on ne pourrait pas faire la paix avec ça ? Le bonheur, la sagesse, c’est ça. L’autre erreur est de croire que certains métiers ont plus de sens que d’autres. Le sens est ce qui nous rend heureux, mais il s’invente : c’est celui qu’on donne à ce que nous faisons. Jamais il ne nous est donné de l’extérieur. Et il vient de nos interactions avec les autres. On est heureux dans les moments de vrai partage, de don. C’est parfois tout simple. Ce qui compte le plus n’est pas forcément d’aller sur la Lune, c’est le sentiment d’accomplissement. Or, il n’y a pas d’endroit où je ne peux pas apporter quelque chose. »


Publication originelle: Elle, Dorothée Werner, 22.09.2020


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