L'ARBRE À PALABRES, Sagesse & beauté

TCHÉTCHÉNIE, JANVIER 1995

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Soultan Iachourkaev
Janvier 1995. La première guerre de Tchétchénie vient de commencer.
Les forces fédérales sont entrées dans Grozny.
Entre ses livres et ses vaches, non loin de la capitale,
l’écrivain prend des notes.

 

Aujourd’hui, 4 janvier 1995, dans le vrombissement des avions qui bombardent la ville sans trêve, je me suis soudain mis à mon bureau et j’ai commencé ce journal. Lorsque les maisons paisibles s’envolent en poussière grise vers le ciel pour ne plus redescendre sur terre, il faut se dire que cela peut être intéressant à observer. Un avion a lancé une bombe ou un missile tout près d’ici, criblant la maison de quinze éclats. Les quatre fenêtres qui donnaient sur la rue ont explosé. Un fragment de métal a éventré un mur près du plafond et renversé la bibliothèque. Elle contenait les livres de la série « La vie dans l’art ».

A ce moment, ma mère et moi étions occupés à l’étable. Nous avons 5 vaches, 2 moutons, 11 poules, un chat et un chien nommé Barsik. Ma mère dit que le bétail n’est pas doué de parole et que, donc, il ne faut pas l’abandonner à son sort. Il ne faut pas non plus quitter sa maison, mais affronter son destin sur place plutôt que le fuir en se réfugiant dans un foyer étranger. Ma femme et mes enfants sont à Ourous-Martan [dans la plaine], d’où ma femme est originaire. Moi, je suis né dans une région de montagnes bien connue dans l’histoire de la Tchétchénie, la région de Vedeno. Nous y avons un beau verger, très grand, avec des pommiers et des noyers. Ce serait bon d’être là-bas aujourd’hui ! Un Tchétchène, où qu’il meure, doit être enterré dans le cimetière où reposent ses ancêtres, mais est-ce que cela vaut la peine de causer des soucis à la famille en la chargeant de transporter vos restes ? […]

Ce soir, à la lueur d’une bougie, j’ai examiné mes livres, je me suis rappelé comment je les avais rassemblés, lus, vantés à mes amis, les considérant comme une véritable richesse. En réalité, la richesse la plus solide, la plus vitale dans ce pays dont s’est manifestement détourné le Très-Haut, c’est une cave bien profonde, avec des murs épais. Mais, hélas, nous n’en possédons pas. Autres objets de luxe : un poêle en fonte, du bois de chauffage, des allumettes, des bougies, du pétrole, une lampe. Comme ils ont été bien inspirés, ceux qui ont aménagé des caves en béton sous leurs maisons ! Et ceux qui se moquaient d’eux en leur disant : « Alors, tu te fais un abri contre les bombes ? » ont aujourd’hui un geste d’impuissance : « Qui aurait pu prévoir ? » Et moi, je suis dans ce cas, que le diable m’emporte ! Comme des lapins, nous tremblons dans nos maisonnettes d’argile et nos petits immeubles aux murs fissurés à travers lesquels nous voyons des chars qui roulent avec fracas, puis les jeunes tankistes qui se rendent, dans une clameur tout aussi forte. […]

Peu importe si mon récit est décousu, l’essentiel, c’est d’écrire au rythme qu’impriment les tirs, les grondements, les déflagrations.

En Tchétchénie, la parole a toujours existé. Elle valait ce que valait celui qui la donnait, ou celui-ci valait ce que valait sa parole. Les gens la prenaient en gage, donnaient en échange un troupeau de moutons, de boeufs, de chevaux. Derrière la parole, il y avait un HOMME, sa lignée, sa conscience et… un poignard. Un jour, des hommes chargés d’exécuter une vendetta capturent leur ennemi et sortent leurs poignards. Celui-ci demande de l’eau avant de mourir, et on lui en donne. Il ne boit pas. « Pourquoi ne bois-tu pas ? » demande le plus vieux des vengeurs. « Je crains que vous ne me laissiez pas finir », répond celui qui est au seuil de la mort. « On ne te tuera pas avant que tu n’aies fini de boire cette eau », promet l’autre. Le condamné verse alors son eau sur le sol ; et celui qui a donné sa parole la respecte. Mais la parole de Eltsine, qui avait promis de ne pas bombarder la Tchétchénie, où est-elle ? Combien vaut-elle ? Un homme respectable, a fortiori s’il est tsar, sait ce qui est digne de son nom, de son pays, de son peuple. Les anciens disaient : le noble connaît son devoir, le vilain connaît son avantage. Où est-il aujourd’hui, cet avantage ?

Les Tchétchènes sont le peuple le plus important du Caucase du Nord. Ils n’ont jamais fait la guerre à leurs voisins, ils n’ont ni assimilé ni conquis personne, ils n’ont pas imposé leur culture aux autres. Et voilà qu’on nous annonce le troisième assaut contre Grozny. On va encore laisser sur le carreau 1 000 ou 2 000 gamins venus de leur campagne. Et après, ce sera fini ? Tu parles ! […]

Après avoir par miracle franchi la ligne de front, mon gendre est arrivé jusqu’ici. Je lui ai aussitôt confié ma mère en lui ordonnant de l’emmener à Ourous-Martan. Ici, elle avait très peur. Maintenant, je suis seul. Je fais tout moi-même. Le plus pénible, c’est de nourrir le bétail. Je dois lui faire cuire du blé dans une grande casserole en aluminium. Mais il faut le faire cuire ! Cela réclame des tonnes de bois, il faut garder les yeux rivés sur la casserole, rajouter de l’eau, remuer, c’est toute une technique. Il n’y a pas d’eau, j’ai récupéré de la neige dans la cour, je l’ai fait fondre, il y en a tout au plus pour abreuver les bêtes deux fois. J’ai déjà recueilli l’eau des radiateurs du chauffage central, pleine de rouille, et je la leur ai donnée. […]

J’ai oublié de fermer le poulailler, et les poules ont pondu trois oeufs dans la cour. Barsik a failli en voler un, je l’ai pris sur le fait. Il m’a considéré avec surprise et reproche, comme pour me signifier : « Dis donc, c’est la guerre, quand même, et toi, tu me fais des histoires pour un oeuf. » Barsik a horriblement peur de la guerre, il réclame toujours de rentrer dans la maison, comme si c’était plus rassurant à deux. Mais, chez nous, les chiens, c’est fait pour rester dehors. Avec le chat, c’est le contraire, il refuse catégoriquement de venir à l’intérieur. Sixième sens ? Ou aurait-il la certitude que quelque chose va bientôt tomber sur cette maison ?

On a toujours qualifié les Tchétchènes de fanatiques. C’est absurde. Le fanatisme est une démence, où l’on agit quasiment sans réflexion. Les Tchétchènes ont un mot de deux lettres, iakh *. Il signifie à la fois héroïsme, fierté, honneur, noblesse, force, audace et encore d’autres choses que tout gamin de 7 ans élevé dans le plus perdu des aoul ** tchétchènes comprend facilement, mais que ceux qui jettent aujourd’hui des bombes sur cet enfant ont du mal à comprendre. C’est un état d’esprit particulier, mais aussi un état physique : être prêt, de manière très consciente, joyeuse, à endurer n’importe quoi pour accomplir ce qui doit être accompli. Toutes les plus grandes qualités humaines sont contenues dans ce mot. Tous les jours, je vois des jeunes gens en armes, certains partent au combat, d’autres en reviennent. Sur leurs visages, des sourires qui ne sont ni de la bravade, ni une grimace forcée. Ils sont en état de iakh. Le iakh, c’est le parcours de l’être humain depuis sa naissance jusqu’à l’exploit et la digne mort, jusqu’au point culminant de l’élévation morale et physique. Les 300 Spartiates des Thermopyles étaient sans aucun doute dans cet état.

Parmi les défenseurs de la forteresse de Brest***, il y avait un bataillon-école que le déroulement de ses manoeuvres avait par hasard conduit là. Il était en majorité composé de Tchétchènes. Les élèves officiers Elmourzaev, Zakriev, Sadaev ont à tour de rôle dansé une lezghienne**** sur le mur d’enceinte pendant que les Allemands lançaient un nouvel assaut contre cette forteresse qui se trouvait déjà loin sur les arrières de leur armée.

Radio Svoboda prétend qu’en ce moment, à Grozny, on dénombre 15 explosions d’obus à la minute. Moi, j’en ai compté 47 avant même qu’une minute ne se soit écoulée, je n’ai même pas pris la peine de regarder ma montre. Si le monde écoutait Radio Rossia, on peut parier qu’il n’entendrait pas une seule explosion. […]

Soultan Iachourkaev

* Dans l’alphabet cyrillique, le son [ia] s’écrit à l’aide d’un seul phonème, le son [kh] également.
** Village.
*** La défense de Brest-Litovsk, en juin 1941, est devenue un exemple souvent cité de l’héroïsme de
l’Armée rouge.
**** Danse du Caucase.


L’auteur : 
Soultan Iachourkaev est né en 1942, deux ans avant la déportation des Tchétchènes vers le Kazakhstan, au cours de laquelle il perdra plusieurs membres de sa famille. De retour en Tchétchénie, il travaille comme instituteur, puis part pour Moscou faire des études de droit. Diplômé en 1974, il rentre dans son pays, où il exerce le métier de juge d’instruction tout en poursuivant une activité littéraire.
Soultan Iachourkaev écrit en russe et en tchétchène. Ses nouvelles ne seront publiées en russe qu’en l’an 2000 dans le journal caucasien As-Alan et en 2004 dans le journal tchétchène russophone Doch. Il est aujourd’hui réfugié en Belgique. Deux de ses récits sont publiés en français dans le recueil Nouvelles de Tchétchénie (éditions Paris-Méditerranée).

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