L'ARBRE À PALABRES, Sagesse & beauté

LA HAINE N’AURA PAS LE DERNIER MOT 


C’était un dimanche. Ce matin-là je me suis levée tôt pour tâcher d’organiser la célébration de la première messe dans l’enceinte de l’évêché. Je sentais qu’il serait trop dangereux de se rendre à la cathédrale même si je ne savais pas encore que les massacres avaient déjà commencé dans les rues de Ruyigi, et notamment à l’école des métiers, toute proche.

J’ai été l’une des premières à voir la foule des assaillants se préparer à franchir la clôture. Très rapidement, tout le monde a cherché à se cacher. Beaucoup on essayé de se dissimuler entre le plafond et le toit au-dessus de la grande salle. J’ai dit à tous ceux qui étaient près de oi de partir. J’ai crié : « Partez, partez, on nous attaque ! »… Je répétais à tous : « Courez, courez vite vous cacher. » Chloé était encore en pyjama. Chloé, mes enfants, tout le monde a essayé de se cacher, dans la sacristie, dans les armoire, partout. L’abbé Thaddée est entré dans une chambre, chez un prêtre tutsi. Avec un groupe de femmes, je suis entrée dans une autre. Nous étions huit à vouloir disparaître sous un lit à une place. Huit ! C’est dire l’état de panique dans lequel nous étions. Aujourd’hui, lorsque nous évoquons cette scène, nous en rions…

Soudain, j’ai entendu ce qui m’a semblé être des voix connues. Je suis sortie en fermant la porte de la grande salle derrière moi et j’ai vu une foule armée de gourdins, de pierres, de bambous et de machettes, j’ai reconnu des visages… des élèves du lycée de Rusengo, le mari d’une cousine… Je croyais pouvoir négocier. J’ai essayé de parler : « Il n’y a pas de criminel ici. » Ils n’ont pas hésité, ils nous connaissaient, ils connaissaient l’endroit, ils savaient qu’il y a avait des chambres et la grande salle. Ils savaient que j’avais la clef. Je ne la leur ai pas donnée, mais ils ont forcé la porte. Je leur ai demandé d’arrêter, mais l’un deux m’a giflée. « Encore toi! Toi et tes idées. On va tout brûler, on va te montrer. » Voilà ce qu’ils m’ont répondu

Et ils m’ont frappée. Ils ont arrosé le plafond d’essence et ont mis le feu. Il n’y avait qu’une sortie. Il s’est ensuivi une telle panique que je ne savais plus qui allait où. Les attaquants étaient nombreux, nous aussi. Certains ont réussi à s’échapper. Les quelques Tutsis qui étaient restés avec nous ont pu sortir, sauf moi.

Alors ils m’ont attachée sur une chaise, ils ont arraché mes vêtements et ils ont assassiné des Hutus, un à un, devant moi, dans la cour.

Ils se rendaient dans les maisons voisines pour en chercher d’autres ou les tuaient là ou sur la route. Ils les coupaient devant moi, à la machette, à un mètre ou deux de la chaise où ils m’avaient attachée. Et j’entendais : « Adieu, Maggy. » Ils ont transpercé des corps avec des bambous. Certains de ceux qui étaient dans la cachette du plafond de la grande salle sont morts brûlés. D’autres ont fini par en sortir. Les uns dans un grand état de panique, d’autres très dignement, comme Cyprien.

Ils ont tué Cyprien. Cyprien était hutu, sa femme Juliette tutsie. Juliette m’a confié Lydia, sa petite fille, elle l’a déposée dans mes bras. Et sa soeur Lisette était contre moi. « Tu élèveras nos enfants, toi, ils ne te tueront pas. » Ils ont coupé la tête de Juliette et l’ont lancée sur mes genoux. Le bébé était dans mes bras. Celui qui l’a décapitée, je le connais. C’était trop insupportable, je me débattais. Un des étudiants de Rusengo m’a alors aidée à me détacher, en échange des clefs de la réserve. Les assaillants étaient dans un état incroyable, comme s’ils étaient tous drogués.

J’ai compris qu’il n’y aurait plus moyen de les faire changer. C’était terrible de voir des êtres que j’aimais commettre des choses pareilles. Ils avaient une double mission, tuer et voler. Ils avaient des objectifs, des cibles.

Je n’ai pas remarqué l’abbé Thaddée parmi les victimes, alors je l’ai cherché. Dans sa chambre, tout était dévasté. J’avais peur, de temps en temps je m’arrêtais pour me cacher. Jusqu’à 15 heures, je suis restée ainsi dans l’évêché à courir partout. Jamais je n’aurais pu imaginer que le massacre s’était généralisé à toute la ville. Les assaillants s’étaient répartis dans Ruyigi à la recherche d’individus précis, assassinant dans les rues, les maisons, devant la paroisse. Que faisait donc l’armée, comment cela n’a-t-il pu être empêché ?

Il y avait un tel désordre partout. Je voyais les hommes courir dans tous les sens, volant, pillant ce qu’ils pouvaient. J’ai alors pensé que je pourrais peut-être sauver quelques enfants en donnant de l’argent aux assassins. De l’argent contre la vie d’un enfant. Et la force me venait. Ce n’était pas le moment de hurler. Je suis entrée et j’ai pris les enfants dans le bâtiment en flammes. Le feu avait gagné partout. Depuis, je ne supporte plus le feu. Je courais, je tendais un peu d’argent à celui-ci ou à celui-là pour qu’il épargne les enfants, au moins les enfants. Pour qu’il les emmène à la menuiserie. On essayait de faire diversion, d’indiquer aux assaillants ce qu’ils pouvaient piller pour les occuper à autre chose qu’à tuer.

Dès que j’ai pu, j’ai essayé de retrouver Chloé. Je pleurais, je pleurais. J’étais sûre qu’elle avait été assassinée. A la chapelle de l’évêché, j’ai imploré Dieu. « Seigneur, maman m’avait laissé un si bel héritage. Elle m’avait dit que tu étais Amour… » Je L’ai appelé à haute voix. « Chloé est-elle vivante, où sont mes enfants ? ».

 

Vers 15 heures, le feu s’est éteint. Le calme est revenu. Des assassins rôdaient, mais isolés. Ils achevaient les victimes, c’était terrifiant. Parmi les cadavres, dans le jardin, je n’ai vu ni Chloé ni l’abbé Thaddée.

Je me suis rendue à la menuiserie où s’étaient réfugiés les enfants. Ils étaient vingt-cinq. Nous avons cherché un endroit où nous cacher. L’un d’eux a suggéré le cimetière, alors nous y sommes restés tapis. Nous avions très peu. Soudain, un petit garçon a proposé de rejoindre la maison de Martin, Martin Novak, le jeune coopérant allemand. Il est parti le prévenir en courant.

Nous nous sommes dirigés à la tombée de la nuit chez Martin. J’avançais dans la rue avec les enfants. On entendait la mort partout. Le bruit des gens frappés à mort. J’ai alors compris qu’il y avait d’autres massacres dans la ville, des heurts et des agressions. J’ai vu un chien qui emportait dans sa gueule un bras coupé. Les enfants avançaient dans un silence impressionnant malgré les larmes de quelques-uns. Il y avait tant de haine dans le regard des gens. J’avais l’impression qu’ils allaient sauter sur nous pour nous égorger. Je me souviens des moqueries, des femmes qui disaient : « Ah, elle est moins élégante maintenant ! » Nous étions presque nus. Je n’avais sur moi qu’un voile de l’évêché. Une femme m’a prêté un tee-shirt. Nous étions blessés. Il y avait ce petit garçon avec ses neuf coups de machette à la tête. Celui qui avait porté ces neuf coups, l’enfant le connaissait.

Mes larmes avaient séché, j’avais une force incroyable. Mais ils nous était de plus en plus difficile d’avancer : une foule compacte se resserrait autour de nous. La maman de mes nièces s’est presque jetée sur moi tant sa douleur était grande d’imaginer que ses deux filles étaient mortes. « Où sont mes enfants ? criait-elle, c’est toi qui les as tués, tu n’avais pas à les emmener. » À ce moment-là, une camionnette s’est approchée. Un de mes cousins la conduisait. Mes deux nièces en sont descendues puis Chloé et d’autres enfants, tous ceux que j’avais adoptés. Ils venaient tous de l’évêché. Chloé s’était dissimulée dans l’armoire de la sacristie derrière les habits des prêtres. Ils ne l’avaient pas vue. Elle avait essayé de sortir, mais en entendant à nouveau des cris, elle était repartie se cacher.

Nous avons hurlé de joie sous les regards de haine et de mépris, tous si heureux de nous savoir mutuellement en vie. Mais le cercle s’est resserré autour de nous. Certains savaient qu’étant hutue et élève médecin, Chloé aurait dû être assassinée en priorité. Je percevais presque leur regret qu’elle ait été sauvée. Tout aurait pu basculer à cet instant précis s’il n’y avait eu les voitures de Martin et d’Alexis. Sans leur arrivée inopinée, nous n’aurions jamais pu faire les derniers mètres qui nous séparaient de la maison de Martin où d’autres rescapés avaient déjà trouvé refuge.

Lorsque j’ai compris que tous mes enfants avaient été épargnés, j’ai éprouvé une telle rage de vivre ! Je n’ai plus pensé qu’à une seule chose : m’occuper d’eux, au-delà de cette haine et de mépris que je venais de croiser dans les regards.

 

in La haine n’aura pas le dernier mot – Maggy, la femme aux 10’000 enfants
de Christel Martin
2005


 

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