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L’APPEL DES VIEUX


L’appel de huit vieux en colère
par Françoise Héritier, l’Abbé Pierre fondateur, Maurice Tubiana, 
Jean Delumeau, Edgar Morin, Albert Memmi, Albert Jacquard, Denis Clair

Appel publié dans L’Express du 27/10/2005

Pour la première fois, huit personnalités exigent de s’exprimer publiquement et collectivement en tant que «vieux» – et elles tiennent à ce terme. Réunies par le Conseil national pour les personnes âgées, qu’elles n’engagent pas par ce texte, elles revendiquent de faire entendre leur expérience et la sagesse que l’on acquiert avec les années. Non pour défendre la cause des seniors, mais pour secouer la société française.
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Des jeunes revendiquent leur âge ou on le revendique pour eux. Pourquoi redouterions-nous de qualifier le nôtre? Ce titre n’est donc pas dû à un metteur en page ou à un rédacteur en chef facétieux, mais aux auteurs de ce texte en forme de bouteille à la mer.

Deux idées ont inspiré cette initiative: radio et télévision invitent à participer à leurs débats des représentants de tous les âges de la vie et de tous les milieux sociaux. Jamais des «seniors». Les radios qui prétendent s’adresser à eux les méprisent souverainement. Leurs fringants animateurs (trices) ignorent et veulent tout ignorer des problèmes des vieux, à qui on permet juste de demander des disques. Sans nous imposer, nous voulons donc faire acte de présence.

Nous avons, pour la plupart, appartenu à des formations politiques différentes, souvent opposées. Sommes-nous capables de nous délester des partis pris que nous avons laissé macérer et de repenser entièrement, sans rien renier, ce qu’on nous a inculqué? Pouvons-nous faire valoir notre expérience, en privilégiant le bon sens, notre valeur commune après nous être réclamés jusqu’ici de la droite, de la gauche ou du centre? L’âge ne permet-il pas de viser au dépouillement et, de là, à l’objectivité, même si celle-ci n’est jamais entièrement accessible? C’est un pari difficile que nous pouvons tenter avec ce panorama des préoccupations contemporaines.

«Les convictions que nous espérons faire partager ne peuvent s’accommoder de certitudes»

La Première Guerre mondiale de 1914 à 1918 devait être la dernière. Tous les ans, quand on la commémore, chacun affirme qu’il s’agit d’une boucherie inutile. La Seconde Guerre mondiale de 1939 à 1945 aussi devait être la dernière et beaucoup se sont sacrifiés pour qu’il en soit ainsi. Mais les foyers de guerre se multiplient, souvent sans qu’on en connaisse l’objet réel. Des dizaines de milliers de morts ont été ensevelis dans les charniers de la guerre du Golfe et du Kosovo parce qu’il fallait éliminer un dictateur et imposer la démocratie aux Etats de la région. Rien n’a changé, les dictateurs pérorent et la démocratie attend sur le seuil de ces Etats totalitaires.

Il est grand temps de proclamer, de hurler si nécessaire, que la guerre est le mal absolu – quels que soient ses prétextes – qu’elle ignore toute morale, tout état de droit, qu’elle ne règle rien à long terme. Elle donne la victoire au plus fort, qui ne représente pas forcément la cause la plus juste: Hitler a remporté la guerre de 1939-1940. Comme nous n’avons plus d’ennemi potentiel, faut-il nous armer plus que tous les pays du monde… à tout hasard?

Il y a aujourd’hui des méthodes, des moyens techniques de défense refusant autant que possible d’anéantir les personnes, qu’il faut expérimenter et dont la résistance des cheminots durant l’Occupation peut fournir un exemple. Nous ne renions pas pour autant la violence ayant contribué à chasser les nazis et nous respectons profondément ceux qui, sous l’uniforme, se sont sacrifés ou sont prêts à se sacrifier si le pays l’exige. Mais le monde a changé. Il n’y a plus de «guerre froide» ou d’ennemi potentiel. Tous les peuples aspirent à la paix.

Pierre Messmer, Premier ministre du général de Gaulle, affirmait que le service militaire ne servait plus à rien. Jacques Chirac, avec courage, a sanctionné cette évidence. Il faut aller plus loin, avec plus de courage encore, mettre la guerre hors la loi, sinon nous n’aurons pas lieu d’être fiers du monde laissé aux générations futures.

On évoque le «nucléaire» sans discernement. Pour le nucléaire civil, le débat est ouvert, en tenant compte de son économie et de sa non-pollution, comme du problème posé par ses déchets. C’est d’abord un problème politique et, les problèmes politiques, nous laissons les responsables les traiter sans nous en mêler. Ne nous préoccupant ici que des incidences morales, nous disons clairement qu’il faut renoncer au nucléaire militaire. Comme l’ont exprimé les plus hautes autorités morales, religieuses notamment, un pays civilisé ne peut envisager de détruire des populations civiles par millions. Le danger vient aujourd’hui de la prolifération nucléaire et du terrorisme, mais ce n’est pas avec une bombe atomique qu’on peut y faire face.

Le plus solennel imbécile de tous les temps est celui qui imagina le slogan: «Si vis pacem para bellum», «Si tu veux la paix prépare la guerre». C’est aussi raisonnable que d’affirmer «Si tu veux la justice, multiplie les injustices» ou «Si tu veux l’amour, cultive la haine». Bien évidemment, «Si tu veux la paix, prépare la paix»! La France avait, il n’y a pas si longtemps, un ministère de la Guerre. Pourquoi ne pas instaurer un ministère de la Paix? Et réunir en un ministère de la Sécurité toutes les forces dépendant aujourd’hui de l’Intérieur et de la Défense, avec des moyens efficaces et modernisés pour maintenir la paix, la paix seulement, avec un minimum d’armement.

Des têtes plombées, pour justifier le superarmement dont elles rêvent, ruineux et inutile, osent encore évoquer notre «rang de grande puissance dans le monde». Ont-elles oublié ce qu’est réellement la France et pourquoi certains s’obstinent à l’aimer, ici et au-delà des frontières? L’Allemagne, le Japon, l’Italie, l’Espagne sont-ils des nations négligeables? Où est leur armement nucléaire? Et n’est-ce pas justement son absence qui a permis le développement de leur économie? La justice et la liberté n’ont aucun besoin de la bombe atomique. Au contraire.

La justice, nous devons, d’abord, l’assurer chez nous. Les dispositions nouvelles – cours d’assises d’appel, contrôle du pouvoir sans partage du juge d’instruction, respect du secret de l’instruction et de la présomption d’innocence – sont judicieuses. Mais personne n’ose encore évoquer l’essentiel. La justice française reste inspirée par la volonté de sauvegarder la société de Napoléon. Elle est devenue une institution de répression, comme si la police n’y suffisait pas. D’où le contraste, dans le prétoire, entre les places assignées au procureur chamarré, juché sur son prétoire, et à l’avocat en contrebas. Dans la mesure où, en réalité, l’instruction et l’enquête policière se font à charge, dénichant et exploitant tous les motifs de culpabilité, ne pourrait-on se passer d’un accusateur public à l’audience?

La vengeance doit, hélas! l’emporter. Quelle que soit la condamnation des coupables, les victimes se précipitent devant micros et caméras pour en exiger davantage. On les comprend, mais la justice n’a pas à être influencée par la surenchère. La civilisation chrétienne, dont notre nation se réclame, ne suggère-t-elle pas pardon et rédemption? On ne peut l’espérer tant que les coupables ne sont pas assujettis à la réparation ni au dédommagement des victimes, notamment par le travail. Aujourd’hui, sortant de prison, les truands retrouvent souvent leurs magots.

Il était temps qu’on dénonce nos prisons, indignes d’un pays civilisé. Mais qui en est responsable, sinon l’administration pénitentiaire qui s’en contente sans que ses dirigeants aient jamais protesté et les juges qui embastillent sans se préoccuper de la suite? Le bracelet électronique permettrait déjà de désencombrer les prisons. Des esprits pointilleux y voient une atteinte aux droits de l’homme, pas moins. Il y a une solution: qu’on donne aux condamnés le choix, prison ou bracelet.

Des débats sans fin visent la fonction publique et l’on se bat, ici encore, à coups d’affirmations abstraites. Trop ou pas assez de fonctionnaires et de services publics? On ne voit pas pourquoi l’Etat accapare tant d’entreprises que le privé pourrait gérer aussi bien, moyennant un rigoureux cahier des charges. On ne voit pas davantage pourquoi le ministère de l’Agriculture s’enfle de fonctionnaires alors que le nombre d’agriculteurs diminue. Le ministère des Anciens Combattants, attribué lors des formations des gouvernements afin de satisfaire des dosages politiques, ne sert plus à rien. Un office suffirait pour veiller à la distribution équitable des pensions.

Mais les infirmières aussi sont des fonctionnaires, et il en manque. Ce qui nous ramène à la misère des hôpitaux publics. Jusqu’à quand va-t-on exiger que la santé publique et la Sécurité sociale soient rentables, qu’on trie les malades ayant accès à un traitement lourd et onéreux? Demande-t-on à l’enseignement public, à la défense nationale, aux ponts et chaussées d’être rentables? Quand l’Etat se consacrera exclusivement à ces tâches essentielles, il fera en sorte que tous les citoyens soient soignés comme ils doivent l’être, sans lésiner. Est-il acceptable que, en un temps de croissance économique, des Français en grand nombre ne puissent renouveler leurs lunettes ou acheter l’indispensable prothèse dentaire?

Ces problèmes sont parfois abordés par les organisations syndicales. Celles-ci seraient plus crédibles si, après avoir admis le caractère aléatoire de leur représentativité, elles veillaient à ce que les intérêts catégoriels qu’elles défendent n’aillent pas à l’encontre de l’intérêt général. Il est aussi temps de les inviter à un effort d’imagination et de générosité concernant les grèves. Le droit de grève permet de ne pas travailler, non de forcer autrui à cesser son travail. Les grèves des services publics deviennent insupportables. On ne peut accepter plus longtemps qu’un petit nombre interdise à des vieux et à d’autres victimes de se rendre à un examen médical ou de recevoir un mandat salvateur. L’autorité de l’Etat doit ici s’imposer.

Nous savons produire mais nous ne savons pas encore distribuer équitablement. Quand les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres, ce sont les fondements de la société qu’il convient de modifier. Mais, nous l’avons dit, nous nous abstenons ici de toute incursion directement politique. Nous sommes convaincus que, dans toutes les formations politiques, il existe des hommes de progrès désireux de doter la société de plus de justice et de liberté. Pour que cela advienne, il faut une vie démocratique où le pouvoir n’est pas imposé aveuglément mais accordé par les collectivités de base. Cela implique l’information et l’éducation de tous les citoyens. Il n’est pas acceptable que la plupart ignorent ce qui fonde la politique nationale: la répartition du budget national.

Il est dommage que les partis se croient obligés de s’injurier pour justifier leur spécificité, leur existence même. Il est tout aussi dommage que, lorsqu’un homme politique obtient une fonction, il consacre ses efforts à atteindre la fonction supérieure.

Il faut revenir à la souveraineté démocratique, aujourd’hui représentée par le Parlement. Comment permettre à quelques hommes nommés, et non élus, de censurer ses décisions? Si le Conseil constitutionnel les dit anticonstitutionnelles, c’est la Constitution qu’il faut changer ou rendre mobile, non la volonté populaire.

De même, des juges – pas davantage élus – ne devraient pas pouvoir prononcer l’inéligibilité d’hommes politiques. Aux électeurs de dire par leur vote si les faiblesses ou les fautes de leurs représentants doivent être sanctionnées.

L’importance prioritaire donnée au Parlement devrait permettre à celui-ci de préserver sa dignité. Quand va-t-on mettre fin à ces ridicules «questions au gouvernement», transmises avec piété par la télévision? Que le gouvernement soit de gauche ou de droite, les députés de la majorité n’interviennent que pour lui servir de faire-valoir avec les questions les plus démagogiques ou les plus obséquieuses, évidemment préparées d’un commun accord. Quant aux députés de l’opposition, ils se moquent de la réponse. Seule la question les intéresse, qu’ils n’hésitent pas à reformuler même quand un de leurs collègues l’a déjà posée. Ce qui compte, pour eux, c’est que le Journal officiel la rapporte et qu’ils en fassent part à leurs électeurs.

Nous ne sommes pas obnubilés par les problèmes qui nous concernent directement et nous sommes tout aussi préoccupés par ceux qui touchent les jeunes des banlieues. Des voitures flambent, des vols à la tire se multiplient et les racistes invétérés de dénoncer une France «multiculturelle» qui serait incompatible avec… l’ «âme de la France». Ils n’y comprennent rien, car ils ignorent la grandeur des civilisations arabe, berbère et asiatique et feignent de ne pas voir que ces jeunes les ignorent tout autant. Ces derniers n’apportent aucune culture puisqu’ils sont entièrement déculturés. Il suffit d’entendre leur langage débile. Et l’on peut se poser des questions sur les enseignants qui les abandonnent dans cet état après de longues années de scolarisation. S’il ne s’agit pas d’incompétence mais d’un manque de moyens, qu’ils le disent.

Les exactions sont à sanctionner sévèrement. Mais la répression sans prévention est sans effet. Ces jeunes désaxés n’ont souvent rien pour se distraire et s’enrichir l’esprit. Depuis Simone Veil, tous les ministres en charge de la Ville annoncent le déblocage de fonds importants pour les banlieues en souffrance. Où et quand ces jeunes ont-ils pu en bénéficier?

Enfin, il semble nécessaire de guérir la France de sa congestion cérébrale et de faire entendre davantage la province, riche d’innovations trop discrètes, où germent la plupart des initiatives sociales et culturelles les plus aptes à faire sortir notre société de sa torpeur, de son égoïsme et de son manque d’imagination créatrice.

Les convictions que nous espérons faire partager ne peuvent s’accommoder de certitudes. Le doute doit rester au cœur de tout homme de bonne volonté. Les certitudes, nous avons eu hélas l’occasion et le temps de le constater, conduisent à l’intolérance et celle-ci, inéluctablement, au totalitarisme, quelle que soit sa dimension et sa portée.

Sans doute ne verrons-nous pas la société plus cohérente et enfin fraternelle que nous prônons: nous passerons bientôt le relais. Que ceux qui veulent bien participer à notre quête et à notre réflexion nous écrivent: nous avons encore beaucoup à faire. Et si nous suggérons une large alliance, ce n’est pas pour nous enfermer douillettement dans le ghetto du grand âge. Si des jeunes s’associent à notre appel, qu’ils soient les bienvenus et remerciés. Ils nous aideront à admettre que cet appel ne sera pas trop vain ou fugitif. Nous avons seulement proposé des pistes nouvelles ou à régénérer, et tenté de démontrer modestement qu’il est des vieux ne se préoccupant pas uniquement de leur retraite.

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Les signataires :
Françoise Héritier – anthropologue, professeur honoraire au Collège de France, membre du Comité consultatif national d’éthique et de l’Académie universelle des cultures
Abbé Pierre – fondateur d’Emmaüs
Maurice Tubiana – cancérologue, président honoraire de l’Académie nationale de médecine et membre de l’Académie des sciences
Jean Delumeau – historien, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, professeur honoraire au Collège de France
Edgar Morin – sociologue, directeur émérite au CNRS
Albert Memmi – écrivain et sociologue, professeur émérite à Paris X
Albert Jacquard – généticien, professeur à l’université de Genève, à l’université de Louvain et à Paris VI
Denis Clair – président du Mouvement des seniors

Pour s’associer à cet appel ou recevoir une information sur le Conseil national des personnes âgées, envoyer une enveloppe timbrée et libellée au CNPA, BP 46, 93163 Noisy-le-Grand.


 

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